Hier matin en me rendant au travail, je suis tombée sur un homme que je préférerais ne jamais avoir à croiser dans ma vie. Sauf que voilà, le quotidien fait que nos chemins se rencontrent parfois et chaque fois, je fais semblant de ne pas l'avoir vu, de ne pas savoir de qui il s'agit. Et je pars la tête basse, hantée par de mauvais souvenirs de notre rencontre, il y a 35 ans. Un truc dont je n'aurais jamais parlé à la police ni à une avocate à l'époque, ni maintenant d'ailleurs. En fait, un truc dont je n'ai jamais parlé à personne. Une dégueulasserie à caractère sexuel, bien sûr, un truc sans consentement, qui m'a laissé un film poisseux sur la conscience.

Je me sens diminuée pour un moment à chacune de ces rencontres fortuites dont j'aimerais qu'elles cessent à jamais.

Je vous raconte cet incident, il y en a eu avec d'autres. Des bien pires d'ailleurs. Oui, à #moiaussi.

Et rien ne s'est jamais retrouvé devant la justice. Et rien ne s'est jamais retrouvé sur la scène publique non plus.

Je vous parle d'une réalité affreuse mais presque banale. Celle des agressions jamais dénoncées, jamais jugées, jamais rien. Juste conservées dans nos coeurs, poisons de l'âme qui nous démolissent souvent sans qu'on le sache, qui effritent notre solidité comme ces insectes qui dévorent silencieusement les charpentes, qui font basculer la culpabilité de notre bord, comble de l'injustice.

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On a répondu à cette problématique immense depuis un an, depuis les reportages historiques du New York Times et du New Yorker sur Harvey Weinstein - puis bien d'autres reportages, dont plusieurs dans La Presse -, par des dénonciations. On a commencé à décrire les agressions, les inconduites sexuelles, à raconter la réalité de ce qui était vécu par les victimes, à l'extérieur des cadres rigides du système juridique. On a montré du doigt, on a nommé.

Au Québec, le producteur Gilbert Rozon s'est retrouvé ainsi médiatiquement, mais pas officiellement, au banc des accusés. Une dizaine de femmes se sont identifiées comme victimes durant les semaines qui ont suivi le reportage sur Weinstein. Des « courageuses » qui mettaient beaucoup en jeu.

Hier, on a appris que la plupart des dossiers apportés à la police ne donneraient pas lieu à des poursuites criminelles. On attend de savoir si tout a été rejeté.

Mais peu importe.

Devant cette situation, cette décision du DPCP de ne pas porter d'accusations, la question maintenant s'impose plus que jamais : que sont censées faire les femmes qui se sont senties victimes d'un agresseur sexuel ? Se taire ? Parler ? Accuser ? Virer le monde à l'envers ?

On sait que ne pas parler n'est pas une solution. Parce que c'est ignoblement injuste, parce qu'il faut que ces agresseurs et leur destruction soient stoppés, parce que pour la protection de l'intégrité physique et mentale de chaque humain, il faut que ces exactions soient montrées du doigt et que les femmes qui s'en disent victimes soient écoutées et entendues.

Mais comment parler ? Comment dénoncer ?

Le système judiciaire, tel qu'il existe, ne répond pas au fléau.

Entre ce système qui ne cesse d'innocenter ces hommes montrés du doigt par des dizaines de femmes et la disparition de la présomption d'innocence - ce spectre brandi à tort et à travers dès qu'une dénonciatrice mise de côté ose se rebiffer -, n'y a-t-il pas une solution ?

Ce que les reportages ont montré depuis un an, c'est que les médias sont devenus une option. On décrit, on donne la parole aux victimes. Si le processus se passe à l'intérieur des normes professionnelles les plus rigoureuses, une certaine justice a lieu. Aucune accusation n'a été portée contre M. Rozon, mais sa vie n'est pas comme avant.

Aux États-Unis ? Harvey Weinstein n'a pas encore eu de procès formel, mais l'opprobre public a été, est encore, si intense que sa vie est sa prison. Il a pas mal tout perdu. Le chef Mario Batali est aussi maintenant un intouchable de la restauration et des médias.

Mais est-ce tout ? Celles qui ont dénoncé espéraient plus.

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Paradoxalement, souvent, la couverture de ces crimes par les médias n'aide pas les victimes qui espèrent un règlement juridique. Menées à l'extérieur du cadre policier, les entrevues peuvent souvent être retenues contre les plaignantes. On colligera chaque mot, on sortira les loupes pour souligner les différences entre les récits de chaque événement, par exemple... Le système pénal aime que les preuves soient recueillies à l'abri du regard public et formatées à sa façon. Le travail des journalistes dérange tout cela.

Est-ce dire que les victimes devront maintenant choisir entre des dénonciations publiques qui mèneront à la honte de l'agresseur allégué ou les recours discrets avec la possibilité - jamais garantie - d'accusations officielles et de peines réelles ?

Entre la justice médiatique où nous sommes à la merci des rapporteurs non professionnels - un risque constant au temps des réseaux sociaux - et un système judiciaire où la barre est placée très haut et est apparemment mal ajustée pour ce genre de crime, ne peut-on pas faire mieux ?

Il est temps de convoquer la société pour en discuter.