Imaginez le scénario. Un patron et propriétaire d'une très grande entreprise - disons dans la chaussure ou les produits laitiers - dans la soixantaine annonce à la presse qui sera son successeur : son numéro deux, une femme, enceinte à ce moment-là jusqu'aux dents. Ce sera elle, assure-t-il, qui prendra le volant après lui. Il lui cédera la compagnie.

Puis la femme en question part en congé de maternité. Elle accouche de jumeaux, retourne travailler, puis très rapidement tombe enceinte d'un autre enfant et repart.

Comme l'entreprise est sa passion, elle fait tout ce qu'elle peut, considérant les exigences familiales, pour être sur tous les fronts. Mais ce n'est pas facile.

À son retour, deux ans et trois enfants après le départ initial, le verdict tombe. Le grand patron, le numéro un, a changé d'idée et a mis l'entreprise en vente, sans lui demander son avis.

Elle doit chercher un autre travail.

« Il change d'idée ? Après son congé de maternité ? Est-ce qu'elle le poursuit devant les normes du travail », demandait hier un collègue, à qui on racontait ce scénario hypothétique.

Non. Elle ne poursuit pas.

L'homme qui vient de la tasser, c'est son père.

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Quand la vente du Groupe St-Hubert à l'ontarienne Cara a été annoncée il y a deux semaines, on a beaucoup parlé du fait que la société n'avait pas été cédée à une entreprise québécoise. On s'est demandé partout comment on avait pu rater cette chance d'avoir une relève en gestion venant d'ici à la tête de ce géant alimentaire.

Ce qu'on a peu relevé, c'est pourquoi on avait raté cette occasion de voir une femme prendre la succession de son père, voir UNE gestionnaire arriver à la tête de cette entreprise omniprésente dans le paysage québécois.

Surtout que tout de suite après l'annonce, ma collègue Marie-Eve Fournier a parlé à la fille de Jean-Pierre Léger, Amélie Léger, et que celle-ci lui a confié le jour même qu'elle aurait été prête à reprendre le flambeau.

J'ai donc appelé M. Léger pour avoir plus d'information. Quand je l'ai joint le jour même de la vente, il n'avait visiblement pas trop envie d'aborder la question et l'a gentiment esquivée. Qui a envie de parler d'affaires internes familiales difficiles en public ? Sauf que c'est lui-même qui nous avait dit en 2010 que sa fille Amélie, qui était alors vice-présidente de la division des restaurants St-Hubert, lui succéderait à la tête du groupe. Ce n'est pas quelque chose qu'on a deviné ou tenu pour acquis ou supposé. C'était son affirmation.

Après un petit silence, M. Léger a fini par laisser tomber qu'avec 10 000 employés, St-Hubert, c'était, pour elle, « peut-être un peu gros ».

Jointe chez Si-Bon, l'entreprise alimentaire qu'elle dirige maintenant à Terrebonne - qui fait notamment des sauces innovantes Kitchen Lab avec des légumes moches -, Amélie parle très calmement de la situation.

Elle ne nie pas que la décision de 2012 a été difficile. « J'ai eu un deuil à faire », dit-elle.

L'annonce de la vente à Cara le 31 mars ? « Ça m'a fait de quoi. J'avais gardé un mini-espoir. »

Amélie Léger affirme qu'elle a toujours été très claire avec son père : la succession à la tête de l'entreprise l'intéressait. « Je m'identifiais à cette entreprise », dit-elle, et souvent en entrevue elle reparlera de cet attachement : « Cette compagnie, je la connaissais par coeur, c'était dans mon ADN. »

Autre chose qu'elle a trouvée difficile : après la transaction, entendre et lire les commentaires dans les médias sur l'absence de relève au Québec. « Ça m'a fait un pincement au coeur », dit Amélie.

Pendant qu'on discutait de tout cela dans les tribunes téléphoniques et autres émissions d'analyse, elle était là. Prête.

Et les sons de cloche que j'ai du milieu, c'est qu'elle aurait été prête, effectivement. Du moins autant, sinon plus, que bien des hommes gestionnaires qui ont sauté dans de telles aventures.

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J'ai parlé à M. Léger à deux reprises depuis la vente, mais il demeure très discret au sujet de ce choix « difficile ». Le père comme la fille insistent sur leurs bonnes relations. Amélie dit que c'est leur seul « désaccord » et elle explique que sinon, ils s'entendent bien et qu'elle l'appelle pour lui demander conseil pour sa nouvelle entreprise. Le père affirme : « Ma fille, c'est ma fille et je l'aimerai toujours. »

Amélie relate une anecdote dont on a peu parlé dans cette affaire. Le fait que son arrière-grand-père, qui avait d'abord prêté de l'argent à son fils - son grand-père - pour lancer la toute première rôtisserie St-Hubert dans les années 50, a rapidement exigé un remboursement parce qu'il ne « faisait pas confiance » à son fils. Ensuite, cet homme, le père de Jean-Pierre, n'a pas été non plus un grand partisan de la transmission de l'entreprise à son fils.

« Ne pas faire confiance aux enfants » semble être une caractéristique familiale, note la chef d'entreprise. « L'histoire se répète », dit-elle. « J'espère juste ne pas le faire avec mes enfants. »