«Quoi, il n'y a rien ici?», demande le chef argentin Mauro Colagreco en apercevant la grandeur toute vide du chalet de la Montagne.

«Mais il faut ouvrir un restaurant!»

Bien sûr, Mauro, qu'il faut ouvrir un restaurant. Qu'il faut faire quelque chose.

Vous êtes ici pour cuisiner, pour le festival Montréal en lumière, mais vous n'auriez pas un jumeau qui pourrait se présenter à la mairie, ou prendre la direction du festival Montréal en lumière, ou se faire élire à la présidence de tous les organismes qui font la promotion touristique de Montréal?

Ici, même cette aberration qui vous a sauté aux yeux en marchant dans la montagne hier après-midi, même les évidences ne font plus bouger personne.

Il y a quelques semaines, une collègue journaliste européenne est entrée en contact avec des gens dont le travail est, croit-elle, de faire la promotion touristique du Québec. Appel à l'un, courriel à l'autre. Comme pigiste, elle s'attend à un peu d'appui logistique, comme l'offrent abondamment les gouvernements de tous les pays ou villes du monde qui cherchent à attirer les touristes en faisant mousser leur image dans la presse internationale, en faisant du bruit autour d'eux. Et cela se fait de Singapour à Stockholm, en passant par Londres ou Madrid. On invite, on invite...

Bref, cette collègue essaie d'organiser un voyage pour parler de la gastronomie d'ici, qu'elle a un peu goûtée en rencontrant Normand Laprise dans un festival au Brésil (voyage pour lequel, en passant, il n'a pas du tout été aidé par nos gouvernements). Les démarches ne vont pas formidablement bien. «Désolée pour vous», lui écrit une fonctionnaire.

«Mais non, désolée pour vous», a répondu la journaliste. Désolée que le Québec rate cette occasion de faire parler de sa gastronomie.

Croit-on vraiment que les journalistes vont voler d'eux-mêmes jusqu'à nous, parce qu'ils en meurent d'envie? À une autre époque, peut-être. Mais aujourd'hui, avec la crise financière généralisée en Europe et la crise plus spécifique des secteurs des médias, qui ne comprennent plus eux-mêmes leur modèle d'affaires à l'heure de l'internet, les règles du jeu ont changé.

Pour faire bouger les journalistes, il faut parfois leur prendre la main.

Ici, cette évidence ne semble réveiller personne.

Ou est-ce parce qu'on ne veut pas être «le buzz», comme ils disent en France?

Ce week-end, le festival Montréal en lumière a vu son président d'honneur, le chef argentin Francis Mallmann, quitter la ville, déçu et furieux. Le problème: on l'a insulté, semble-t-il, en faisant des commentaires sur la présentation de ses plats, apparemment trop bruts, servis pour le grand dîner d'honneur au restaurant Europea.

Ce n'est certainement pas la première fois que j'entends des chefs rouspéter contre le festival et le traitement qu'on leur accorde. Mais c'est la première fois que cela se termine de façon aussi spectaculaire.

Malentendu? Conflit culturel? Toutes les excuses entendues ont l'air sorties tout droit de scripts de communicants désespérés.

Ne serait-ce pas plutôt possible que quelqu'un, au festival, n'ait pas bien compris qui était Francis Mallmann, personnage haut en couleur, qui a sciemment mis de côté la haute cuisine française après en avoir fait pendant des années pour se consacrer à une cuisine rustique de grillades - c'est lui qui a lancé le courant mondial? Est-ce qu'on savait ça avant de l'inviter à ce poste? Avant de s'étonner de la présentation de ses plats? Ou alors a-t-on choisi, en toute connaissance de cause, mais pour les mauvaises raisons, de le faire cuisiner dans un restaurant, dans un contexte, qui ne correspondait nullement à sa personnalité?

Sans ligne éditoriale claire sur ce qu'on veut faire découvrir au public, sans réflexion précise sur la gastronomie - par exemple, cette année, on nous parle de la cuisine de l'Argentine, mais il n'y a pas de délégation de vignerons, une aberration -, apparemment piloté d'abord et avant tout par des besoins commerciaux, ce festival me décourage.

Surtout que Toronto, pendant ce temps, bâtit un événement, le Terroir Symposium, où sont invitées plusieurs personnalités importantes du monde de la gastronomie, un colloque de réflexion qui crée déjà un buzz, lui, sur la scène internationale.

N'est-il pas évident que quelqu'un, à Toronto, a pas mal mieux senti ce qui se passait ailleurs et s'est ensuite donné les moyens d'être un réel joueur? Au coeur de l'action.

Il est évident que Montréal peut avoir un festival international réellement réputé. Il est évident que le chalet de la Montagne devrait accueillir un restaurant spectaculaire.

Il est évident que les chefs et le public québécois sont prêts et capables et ouverts à tout cela et que Montréal peut devenir une plaque tournante gastronomique, comme le sont devenues récemment les improbables Copenhague et Lima.

Tiens, samedi soir, à Paris, l'équipe du chef Martin Picard - du très populaire Pied de cochon - a gagné le grand prix de l'éditeur aux Gourmand World Cookbook Awards pour son livre sur le sirop d'érable. Un livre décoiffant qui fouette nos idées et croyances sur ce formidable élixir.

Étonnant? Pas du tout. Le Pied de cochon a créé un mouvement de cuisine néo-rustique culte en Amérique du Nord. On le copie, on l'admire. Lorsqu'on demande aux cuisiniers de partout si quelqu'un connaît un chef canadien, c'est lui.

Pourquoi s'est-il rendu là, lui, pendant que le chalet de la Montagne reste vide et que le festival Montréal en lumière est frappé par le ridicule?

Parce qu'il déborde d'énergie et, aussi, d'ambition.

Et il est évident que de l'ambition, cette volonté de faire plus, d'aller plus loin, de repousser les limites, d'être au sommet avec les meilleurs, il en manque trop souvent par ici.