Et si la nomination de sénateurs indépendants était un cadeau empoisonné pour la démocratie ? La population a-t-elle vraiment intérêt à voir ses représentants élus pris en étau entre une Cour suprême non élue et un Sénat non élu auquel son nouveau statut « non partisan » conférera une crédibilité accrue ?

Ces questions semblent incongrues, après que tant de gens (dont votre humble servante) eurent spontanément applaudi à la décision du premier ministre Trudeau de nommer des sénateurs « au mérite », indépendamment des services rendus au parti au pouvoir. Mais à la réflexion, ce qui apparaissait sur le coup comme une évolution bienvenue pourrait à la longue éroder le pouvoir des élus au profit d'un petit groupe sélect de non-élus.

Les nouveaux sénateurs seront de plus en plus tentés d'utiliser les pouvoirs considérables dont dispose le Sénat, parce qu'ils auront la réputation d'avoir été nommés là pour leurs seuls mérites et d'être indépendants du pouvoir politique.

Tout cela, incidemment, est largement une fiction.

Dans les faits, nombre d'anciens sénateurs étaient des personnalités aussi « méritoires » que les nouveaux, et même si ces derniers ne sont plus liés par des lignes de parti, ils auront tous été choisis, finalement, par le premier ministre.

L'affiliation partisane ou les parentés idéologiques sont moins flagrantes, mais elles existent tout autant. Mais l'image a changé, et cela compte.

Un article que le journaliste bien connu Kenneth Whyte publiait récemment dans le Globe and Mail m'a remis en mémoire les préventions que j'entretenais contre le projet de « Sénat triple E » (élu, efficace et égal), un projet qui a longtemps fait partie des revendications des provinces de l'Ouest, à l'époque des accords de Meech et de Charlottetown.

Or, les reproches qu'on faisait au « triple E » peuvent être appliqués, mutatis mutandis, au Sénat « indépendant » qui se dessine sous nos yeux. Dans les deux cas, il s'agit d'un affaiblissement du rôle des élus au profit de non-élus.

On l'oublie, mais le Sénat a des pouvoirs pratiquement égaux à ceux de la Chambre des communes, la seule exception étant qu'il ne peut proposer de lois grevant les fonds publics.

Il est facile de prévoir que les futurs sénateurs ne se contenteront plus d'agir comme une chambre vouée à la révision « sage et objective » des projets de loi des Communes. Ils interviendront de plus en plus dans la législation, jusqu'à bloquer ad infinitum les projets de loi gouvernementaux ou à proposer carrément les leurs. Ils seront d'autant plus entreprenants qu'ils sont nommés jusqu'à l'âge de 75 ans, sans jamais être redevables à qui que ce soit.

Justin Trudeau risque de goûter à sa propre médecine, car sa nouvelle créature pourra un jour faire dérailler ses orientations législatives.

Cela a failli arriver avec la loi sur l'aide à mourir. S'il n'y a pas eu de blocage, c'est parce que les sénateurs contestataires ne s'entendaient pas (les uns trouvaient le projet gouvernemental trop prudent, les autres le trouvaient trop laxiste), mais rien ne dit que des non-élus n'arriveront pas un jour à défaire les projets législatifs, sans égard aux compromis difficiles que doit faire un gouvernement redevable à un électorat fractionné et hétérogène.

Ainsi, le Sénat vient d'adopter à l'unanimité un projet du sénateur James Cowan, lequel interdirait la « discrimination génétique », notamment dans le domaine de l'assurance. Peu importe qu'il s'agisse d'un bon ou d'un mauvais projet (je n'en sais rien), est-il sain que nos lois soient forgées par une assemblée de non-élus ?

Le gouvernement Trudeau, pris de court, a accepté d'étudier la proposition, mais avec de fortes réserves. Le sénateur Cowan est furieux. Affrontement en perspective...

Les nouveaux sénateurs sont souvent des gens engagés dans des advocacy groups, mouvements militant pour une cause unique ou une mission particulière. En devenant sénateurs plutôt que députés, ils ont bien plus de chances de faire avancer leurs causes qu'au sein d'un gouvernement qui doit nécessairement tenir compte d'une foule d'autres considérations.

Comme le note Kenneth Whyte, avec le temps, c'est aux sénateurs que s'adresseront les groupes de pression, les lobbyistes et même les provinces.

Pourquoi perdre son temps à tenter d'influencer des députés ou des ministres entravés par la discipline de parti... et qui pourraient bien ne plus être en poste après les élections ?

Ajoutons au portrait la Cour suprême, qui fait et défait les législations... La Chambre des communes, seule source du pouvoir démocratique, sera bien isolée.