Le gouvernement du Québec se dit acharné contre l'évasion fiscale, mais réussit-il vraiment à récupérer l'argent qu'il réclame? De plus, inscrit-il dans ses livres des revenus qu'il ne réussira jamais à encaisser, ce qui sous-estimerait le déficit?

Il m'a fallu presque deux semaines de discussions avec le ministère des Finances et l'Agence du revenu du Québec pour trouver réponse à ces questions. J'ai commencé à m'intéresser à cette énigme après que l'Agence a annoncé, le 9 décembre, qu'elle imposait des amendes «minimales» de 750 millions de dollars à un réseau de présumés fraudeurs dans le secteur de l'or lié à la firme Métaux Kitco.

En fait, les réclamations de l'Agence dans cette affaire sont bien plus élevées. Un deuxième groupe aurait utilisé le même stratagème frauduleux complexe, avec l'entreprise Carmen International comme principale entreprise. En juin dernier, l'Agence a réclamé 211 millions de dollars d'amendes «minimales» au groupe Carmen, ce qui fait gonfler la facture à 961 millions.

Ce n'est pas tout. Les 961 millions ne constituent que des amendes, destinées à punir les gestes frauduleux. La somme que les deux groupes auraient fraudée, en réalité, avoisinerait les 350 millions. Globalement, on en a donc pour environ 1,3 milliard, ce qui correspond à la moitié du déficit prévu cette année. Wow!

La fraude est complexe. En résumé, pour flouer le fisc, les deux réseaux de fraudeurs auraient indûment réclamé et reçu des crédits de TVQ et de TPS au cours des dernières années en faisant fabriquer et affiner des bijoux en or grossier. Les deux groupes auraient joué sur la différence entre les produits taxés et détaxés et produit une montagne de fausses factures. En plus des amendes, l'Agence réclame la prison pour les fraudeurs, mais précisons que les faits n'ont pas encore été prouvés en cour ni au civil ni au criminel.

Première question donc: le gouvernement récupérera-t-il l'argent réclamé?

D'abord, il faut savoir que les autorités ne fournissent pas de renseignements précis sur les contribuables, seulement des données d'ensemble. Ensuite, les sommes ne sont pas toutes réclamées par le même organisme. L'Agence du revenu du Québec s'affaire à récupérer l'argent de la fraude, tandis que les amendes punitives sont collectées par le Bureau des infractions et amendes (BIA) du ministère de la Justice.

Globalement, l'Agence a émis des avis de cotisation totalisant 3,76 milliards au cours de l'exercice terminé le 31 mars 2013. De cette somme, elle n'a récupéré que 59% durant l'année, mais selon son historique, elle en récupérera 75%, après quatre ans, et le reste est perdu, essentiellement. Autrement dit, il y a un écart d'environ 1 milliard de dollars qui n'entrera jamais dans les coffres du gouvernement.

D'où la deuxième question: ce milliard de dollars figure-t-il indûment dans les revenus du gouvernement et, le cas échéant, réduit-il artificiellement le déficit? Réponse: pas vraiment. Chaque année, le gouvernement inscrit dans ses dépenses une provision pour créances douteuses, qui vient réduire, essentiellement, le milliard de trop inscrit aux revenus.

Un raisonnement semblable s'applique pour les amendes prélevées par le BIA. Celui-ci prélève des amendes lorsqu'un juge a déclaré les accusés coupables d'infraction. Les amendes sont de toute nature: routes, pêches, taxes et impôts, etc. Parfois, il faut plusieurs années avant d'avoir un jugement et encore plus pour recouvrer les sommes exigées.

Au cours de l'exercice terminé le 31 mars 2013, le BIA a tenté de récupérer 140,3 millions, mais a réussi en réalité à encaisser seulement 121,9 millions, soit 87%. La somme réclamée est en hausse de 22 millions depuis deux ans, mais le taux de récupération a reculé de cinq points de pourcentage. Encore une fois, le ministère des Finances tient compte de ces écarts dans ses livres.

Cela étant dit, le gouvernement du Québec peut-il s'attendre à récupérer 87% des amendes réclamées aux groupes Kitco et Carmen et 75% des sommes présumées fraudées, soit un total combiné de 1,1 milliard? Oubliez ça.

D'abord, une partie de l'argent récupéré sera versée au fédéral, soit la portion visant la TPS, qu'administre le gouvernement du Québec. Surtout, après les saisies du fisc, en 2011, Kitco s'est placée sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies. L'entreprise et ses dirigeants n'ont donc pas suffisamment d'actifs déclarés pour permettre au fisc de récupérer son argent.

Quant à Carmen, le gouvernement a bien saisi les voitures et les maisons des dirigeants impliqués pour se payer, mais on parle de quelques millions de dollars tout au plus, alors que les réclamations se chiffrent en centaines de millions.

Bref, à moins que le gouvernement retrouve la trace de fonds à l'étranger et réussisse à les encaisser, il ne faut pas compter sur cette affaire pour résorber significativement le déficit du Québec. Tout indique, autrement dit, que ce dossier fera baisser les moyennes de récupération de l'Agence et du BIA au cours des prochaines années.