Janie Bolduc était à 39 semaines de grossesse quand, une nuit, elle a trouvé Frédéric, son amoureux, à plat ventre sur le divan. Vite, le 9-1-1, des manoeuvres de réanimation, les urgences. À l'hôpital, un verdict terrible et sans appel : il n'y avait rien à faire.

Pour Janie, qui devenait veuve à 29 ans, c'était bien sûr un choc terrible. Elle n'avait jamais imaginé la vie sans Frédéric. Elle avait du mal à respirer. « Je ne voulais plus accoucher, moi qui voulais tant accoucher. J'ai eu peur de ne pas aimer mon bébé. C'est bizarre de donner la vie et de perdre l'amour de sa vie en même temps. »

Vêtue d'un t-shirt de son amoureux, Janie a accouché de son deuxième enfant cinq jours après les funérailles. Ses craintes de ne pas aimer sa fille ont été vite dissipées. « Je l'ai tout de suite aimée. » Mais cela n'effaçait pas la tragédie qu'elle vivait en même temps. L'impression d'être dans un cauchemar dont elle allait finir par se réveiller. « J'ai été en déni longtemps. J'attendais sur le divan que Fred revienne de travailler. J'étais dans une grande, grande peine. Une détresse. Un vertige énorme. »

Elle a demandé de l'aide au CLSC. On lui a dit qu'il y avait six mois d'attente pour avoir un suivi en santé mentale. Comme elle n'était pas suicidaire, son cas n'était pas considéré comme prioritaire. Merci de patienter...

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On ne parle pas assez de santé mentale, disais-je dimanche, dans une chronique portant sur le projet Humain Avant Tout, qui, en présentant des témoignages comme celui de Janie, contribue à lever des tabous.

C'est important d'en parler, comme on le fera encore aujourd'hui à l'occasion de la journée Bell Cause pour la cause. C'est aussi important d'encourager les gens à demander de l'aide. Mais ce que le témoignage de Janie nous rappelle aussi, c'est que cela ne suffit pas, bien sûr. Le problème en santé mentale, ce n'est pas juste que les gens qui devraient demander de l'aide n'osent pas le faire. Le problème, c'est aussi que ceux qui le font peinent trop souvent à obtenir un soutien adéquat. Or, on ne peut pas juste dire aux gens « parlez-en ! » si on est incapable de les écouter. On ne peut pas les inviter à cogner aux portes du système pour leur fermer la porte au nez ou leur répondre : « Votre appel est important pour nous. Merci de patienter six mois... »

Je reviens donc à Janie, qui se relève d'une dépression majeure, deux ans après la mort de son amoureux.

Dans son cas, on peut dire que, même si ce fut pénible, elle s'en sort relativement bien. Elle n'en veut pas au CLSC. En l'absence de ressources suffisantes au public, elle a pu faire appel à une psychologue au privé recommandée par une amie qui lui a offert des consultations à prix réduit - 50 $ l'heure. Elle avait aussi la chance d'avoir un suivi par un médecin de famille, qui pouvait la diriger vers un psychiatre au besoin. Sa mère, qui habite à Trois-Rivières, est venue s'installer chez elle, à Longueuil, durant les premiers mois qui ont suivi l'accouchement - même si, avec son maigre salaire et son loyer à payer, cela la mettait dans une situation précaire et qu'elle n'était reconnue par aucun programme comme aidante naturelle. Sa soeur et d'autres gens de son entourage ont aussi été d'un grand soutien. « Les gens ont été extrêmement généreux. J'ai été chanceuse. »

Ce qui a été particulièrement difficile, c'est le labyrinthe bureaucratique après la mort de son amoureux. Les funérailles, la succession, les comptes bancaires, la carte de crédit, les factures impayées, les preuves de vie commune et de décès à fournir...

Avez-vous une facture qui prouve que vous faisiez vie commune il y a sept ans ? Tout ça à envoyer le plus souvent par télécopieur, bien sûr, comme si on était encore en 1982 et qu'il n'y avait rien de plus simple pour une jeune mère endeuillée que d'aller faxer des documents entre deux séances d'allaitement un jour de janvier.

« Il faut vraiment que tu cognes à plusieurs portes et t'as pas l'énergie. On te dit une chose et son contraire. Est-ce qu'ils peuvent se parler ? Est-ce qu'on peut avoir une personne pivot pour nous aider à coordonner le tout ? Sinon, on se magasine presque inévitablement une dépression ! »

Comme Janie n'était pas mariée à Frédéric, elle a appris à sa grande surprise qu'elle devait aussi mener une bataille juridique pour faire reconnaître le lien de filiation entre sa petite Béatrice et son conjoint décédé. Cette reconnaissance était nécessaire pour que sa fille puisse porter le nom de famille de son père et qu'elle ait droit à une rente d'orphelin comme son grand frère. Janie a donc dû embaucher une avocate et fournir des tests d'ADN. Coût de l'opération : environ 3000 $, sans compter les mois de tracasseries. À son deuil, son épuisement de jeune mère seule et son stress post-traumatique s'est ajouté un stress financier et bureaucratique. « On ne devrait pas vivre ça ! »

En mai 2017, la médiatisation d'un cas semblable avait poussé la Coalition avenir Québec, alors dans l'opposition, à déposer un projet de loi pour modifier le Code civil afin de faire reconnaître la filiation d'un conjoint de fait décédé. Mais cela n'a toujours pas été fait. Au cabinet de la ministre de la Justice Sonia LeBel, on promet de s'y pencher. « Nous sommes sensibles aux difficultés soulevées par cette situation et nous analyserons le tout dans le cadre de la réforme du droit de la famille. Le droit de la famille est un thème complexe et nous ne voulons pas faire des modifications à la pièce. Il est temps de le modifier pour qu'il reflète la réalité des nouvelles familles », me dit Nicky Cayer, attachée de presse de la ministre LeBel.

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En mars dernier, Janie a fini par craquer « à retardement », comme elle dit. Auparavant infirmière au CHUM, elle avait repris le travail à temps partiel dans une clinique privée après son congé de maternité. Mais après quelques mois, il lui a fallu se rendre à l'évidence. Elle faisait une dépression et il lui fallait se soigner.

« Tout débordait. Mais j'étais en déni. Je me sentais très mal de mettre mon équipe de travail dans le jus. Je pense que j'ai compensé jusqu'à ce que l'anxiété devienne constante. Je pensais que je faisais huit arrêts cardiaques par jour. Je commençais à avoir des troubles de mémoire sévères. J'avais dit à ma mère : je vais me faire frapper un petit peu par une voiture. Comme si je me disais qu'avec un plâtre, je pourrais mieux justifier mon arrêt de travail. » C'était le signe que plus rien n'allait.

Aujourd'hui, Janie va beaucoup mieux. Elle souhaite que son témoignage puisse aider ceux qui vivent des épreuves ou de la détresse. Que cela puisse contribuer à améliorer l'accès aux ressources en santé mentale et simplifier le processus de succession pour les personnes endeuillées.

Sur le tableau de sa cuisine, cette phrase de Sénèque écrite à la craie par sa soeur, il y a deux ans : « La vie, ce n'est pas d'attendre que l'orage passe. C'est d'apprendre à danser sous la pluie. »

« Tu as appris, Janie ?

- Oh, ça, oui ! »

En fait, je pense qu'elle peut donner le cours.