Pour la première fois, explique Élise Desaulniers dans cet extrait, l’humanité est sur le point de maîtriser la production de viande sans animaux. Cette « viande de culture », qui promet d’être identique à la viande consommée actuellement, voire meilleure sur le plan sanitaire, suscite déjà de fortes oppositions.

« Quand j’ai publié La Libération animale [en 1975], j’espérais que quarante ans plus tard, il n’y aurait plus d’abattoirs […]. Les arguments contre l’oppression des animaux me semblaient tellement clairs et irréfutables qu’il ne faisait pas de doute qu’un puissant mouvement allait émerger pour faire de ces violences de l’histoire ancienne, au même titre que le mouvement antiesclavagiste avait mis fin à la traite des esclaves africains [Singer, 2015, ma traduction]. »

PHOTO FOURNIE PAR ÉLISE DESAULNIERS

Élise Desaulniers, chercheuse indépendante et directrice générale de la SPCA Montréal

L’histoire n’aura pas donné raison au philosophe australien Peter Singer, considéré comme l’une des principales figures contemporaines en éthique animale. Pourtant, ce n’est pas la qualité de son argumentation qui fait défaut : aucun essai sérieux n’a contredit les grandes idées qu’il défend sur la nécessité de ne plus tuer d’animaux pour se nourrir. Au contraire, de nombreux auteurs s’en sont inspirés pour aller encore plus loin.

On sait maintenant que l’élevage pose problème à plusieurs niveaux. Non seulement parce qu’il entraîne la mise à mort de milliards d’animaux chaque année, mais aussi par ses conséquences sur la crise climatique, la perte de la biodiversité, les risques sanitaires que posent le confinement de millions d’animaux et son rendement peu efficace dans la transformation des calories végétales en calories animales consommables. Tout cela est désormais bien connu. Pourtant, même si de plus en plus de personnes adoptent le véganisme, ces dernières demeurent marginales. Qui plus est, non seulement la consommation mondiale de viande per capita augmente (OCDE/FAO, 2019), mais le véganisme est bien souvent dévalué comme option alimentaire (Poirier, 2018).

Lorsqu’on n’y voit pas une menace pour l’humanité, on tourne ceux qui ont décidé d’arrêter de consommer de la chair animale en dérision quand on ne les présente pas comme des terroristes.

Même l’idée de réduire sa consommation de viande dérange. Au printemps 2019, aux États-Unis, la représentante démocrate Alexandria Ocasio Cortez a été vivement critiquée par la droite conservatrice pour une déclaration très réservée. Suite à sa proposition d’un Green New Deal (le plan démocrate d’investissement dans les énergies décarbonées), elle a déclaré : « Cela ne veut pas dire que nous allons forcer tout le monde à devenir végane ou quelque chose de fou comme ça. Mais cela veut dire que nous devons nous attaquer à l’agriculture industrielle. Peut-être que nous ne devrions pas manger un hamburger au déjeuner, au dîner et au souper. Soyons réalistes. » (cité dans Houck, 2019, ma traduction)

Un représentant républicain de l’Utah s’est alors présenté devant la presse avec un burger à la main, prévenant que les hamburgers seraient interdits si le Green New Deal était approuvé. Un ancien conseiller à la Maison-Blanche est allé encore plus loin lors d’une conférence : « Ils veulent vous enlever vos hamburgers. C’est ce dont Staline rêvait, mais qu’il n’a jamais réalisé. » (cité dans Houck, 2019, ma traduction).

Plutôt que voir les véganes comme des modèles à suivre, on a tendance à les mépriser. Il est même largement accepté socialement de se moquer d’eux. Une étude publiée en 2015 a examiné les attitudes envers les véganes et végétariens par rapport à celles envers d’autres groupes de personnes qui subissent des préjugés (MacInnis & Hodson, 2015). Ses conclusions sont sans appel. Seuls les toxicomanes ont été évalués plus négativement que les véganes, en particulier lorsqu’ils sont motivés par les droits des animaux et les préoccupations environnementales (à la différence de ceux qui sont motivés par des raisons de santé). Les chercheurs ont également montré que plus les personnes étaient politiquement à droite, moins elles avaient une opinion favorable des végétariens et des véganes.

Selon le psychologue Jared Piazza et ses collègues, l’engagement des véganes est même considéré comme une menace implicite pour l’identité morale des mangeurs de viande (Piazza et al., 2015). Si certaines personnes s’abstiennent de manger des animaux, cela ne veut-il pas dire que les autres devraient faire de même ? Ceux qui trouvent les véganes menaçants peuvent ainsi être pris entre le désir d’éviter la chair animale et celui de ne pas arrêter de manger de la viande. Les justifications les plus fréquentes qu’ils avancent pour maintenir leurs habitudes peuvent alors être regroupées sous ce qu’on appelle les 4N. D’une part, manger des produits d’origine animale est normal puisque c’est quelque chose de traditionnel et d’institutionnalisé. Ensuite, c’est une pratique légitime, car naturelle. Troisièmement, cette consommation est nécessaire au maintien d’une bonne santé. Enfin, la viande, c’est bon, ou nice en anglais. Ainsi, les omnivores doivent trouver des façons de défendre leur engagement à manger de la viande, comme le montre le philosophe Martin Gibert dans son ouvrage Voir son steak comme un animal mort (2015).

Pour ces raisons, il n’est pas étonnant que le véganisme soit confronté à une résistance importante, en particulier chez les personnes un peu plus conservatrices. N’oublions pas que c’est plus qu’un régime alimentaire. Le véganisme propose en effet l’élimination de la viande alors même que celle-ci est considérée par plusieurs comme un marqueur de statut social, de force, de richesse et de virilité.

Dans un monde végane, les traditions profondément ancrées comme le rôti du dimanche en Angleterre, le canard de Pékin pour fêter la nouvelle année lunaire et le barbecue texan disparaîtraient pour laisser place à des plats longtemps dépréciés. Ce sont les piliers mêmes de ce qui structure notre société que le véganisme ébranle. […]

Qu’ils mangent de la viande !

[…] Le développement de la viande de culture ne remet pas en cause le rôle de la viande dans la société, comme son association avec la masculinité par exemple. Mais sa force est justement de ne pas provoquer de changement social important. Elle a le potentiel de séduire celles et ceux qui résistent au véganisme parce qu’il menacerait les traditions et l’ordre social établi. Tous ceux qui le souhaitent pourront garder leurs burgers et continuer de célébrer les grandes fêtes devant des pièces de viande. Vous aimez la viande ? Mangez de la viande !

Toutefois, en amenant un changement de comportement – la consommation de viande produite par un bioréacteur plutôt que par un animal – le rapport des humains aux autres animaux aura la possibilité de se transformer. Si on ne voit plus les vaches et les poules comme des ressources, l’empathie et le respect éprouvés pour les animaux sauvages et domestiques pourraient s’étendre à ceux qui étaient jusque-là exploités pour être mangés. On sera aussi libérés du poids des traditions pour réfléchir aux liens entre la domination des humains sur les animaux avec les autres formes d’oppression. La viande de culture viendra peut-être créer les conditions matérielles pour l’avènement d’un monde végane.

Plaidoyer pour une viande sans animal

Plaidoyer pour une viande sans animal

Presses Universitaires de France (avril 2021)

192 pages