La journaliste Sonia Shah est partie sur les traces des épidémies dans cet essai où elle démontre le lien entre épidémie et écologie, mais aussi entre maladies infectieuses et conditions de vie des populations.

Le choléra tue rapidement. Il n’y a pas de séquence progressive de débilité. Au début, la personne nouvellement infectée se sent bien. Puis une demi-journée passe, et le choléra a drainé son corps de ses fluides, laissant un cadavre bleu flétri.

C’est pourquoi, même après avoir été infecté, vous pourriez, disons, manger un bon petit déjeuner à votre hôtel, des œufs au miroir et un jus tiède. Vous pourriez conduire sur les routes poussiéreuses et défoncées vers l’aéroport. Vous vous sentiriez parfaitement bien pour y endurer les longues files d’attente. Alors même que le tueur se multiplie silencieusement dans vos tripes, vous franchiriez la sécurité avec vos bagages, peut-être même en ramassant un croissant au comptoir d’un café, et profiteriez d’un bref répit dans un siège en plastique frais à la porte d’embarquement avant que la voix grésillante d’un haut-parleur n’annonce qu’il est temps de monter à bord de votre avion.

Ce ne serait qu’après avoir parcouru l’allée de l’avion et trouvé votre siège rembourré légèrement abîmé que l’étranger à l’intérieur de vous se manifesterait, dans une attaque explosive et mortelle d’excrétions : votre voyage serait alors soudainement et cruellement interrompu. Si on ne vous administre pas rapidement des médicaments modernes, vos chances de survie seront de 50 %.

Tel était, à l’été 2013, le sort d’un passager dans la file devant moi pour le vol 952 de Spirit Air, de Port-au-Prince en Haïti à Fort Lauderdale en Floride.

Au moment où le choléra a vaincu cet homme, les autres passagers et moi étions entassés dans une salle étouffante entre la porte d’embarquement et l’avion, prêts à monter à bord.

Nous avons attendu là pendant que l’avion subissait une désinfection d’urgence. La compagnie aérienne ne nous a pas dit ce qui avait causé ce retard soudain d’une heure. Lorsqu’un employé de la compagnie aérienne est sorti de l’avion et a traversé le hall pour ramasser plus de fournitures, des passagers impatients l’ont bombardé d’une foule de questions. Il a crié par-dessus son épaule, en guise d’explication : « Un homme s’est chié dessus. » En Haïti, au milieu d’une épidémie dévastatrice de choléra, il y avait peu de doute quant à ce qui s’était passé.

Si l’homme atteint avait été infecté une heure ou deux plus tard, puis été malade après que nous ayons tous pris nos sièges, des bras se frottant aux siens sur les étroits accoudoirs partagés, des genoux touchant les siens, des mains touchant les compartiments supérieurs qu’il avait utilisés, l’agent pathogène aurait aussi pu s’installer à l’intérieur de nos corps. J’avais passé mon voyage à me rendre dans les cliniques de traitement du choléra et dans les quartiers qu’il frappait pour voir l’épidémie de mes propres yeux. Ce redoutable agent pathogène avait failli m’accompagner sur mon vol de retour.

* * *

Le microbe pathogène qui causera la prochaine pandémie dans le monde se cache parmi nous aujourd’hui. Nous ne connaissons ni son nom ni son origine. Mais, pour l’instant, appelez-le « l’enfant du choléra » parce que ce que nous savons, c’est qu’il suivra probablement le chemin tracé par le choléra.

Le choléra est l’un des rares agents pathogènes – avec la peste bubonique, la grippe, la variole et le VIH – qui, dans les temps modernes, ont été capables de provoquer des pandémies, c’est-à-dire des contagions qui se propagent largement parmi les populations humaines.

Parmi eux, il se démarque. Contrairement à la peste, à la variole et à la grippe, l’émergence et la propagation du choléra ont été bien documentées dès le début. Deux siècles après son apparition, il demeure exceptionnellement puissant, avec une capacité toujours intacte à tuer et à déranger, comme on l’a vu sur le vol 952. Et, contrairement aux relativement nouveaux arrivants comme le VIH, le choléra a de l’expérience en matière de pandémies. Il en a causé sept jusqu’à présent, la dernière étant celle qui a frappé Haïti en 2010.

Aujourd’hui, le choléra est surtout connu comme une maladie qui a affecté les pays pauvres, mais cela n’a pas toujours été le cas. Au XIXe siècle, le choléra a frappé les villes les plus modernes et prospères du monde, tuant sans discrimination riches et pauvres, de Paris et Londres à New York et La Nouvelle-Orléans. En 1836, il a terrassé le roi Charles X en Italie ; en 1849, le président James Polk à La Nouvelle-Orléans ; et en 1893, le compositeur Piotr Illitch Tchaïkovski à Saint-Pétersbourg. Au cours du XIXe siècle, le choléra a rendu malades des centaines de millions de personnes, tuant plus de la moitié de ses victimes. C’était l’un des agents pathogènes les plus rapides et les plus redoutés au monde.

La bactérie qui cause la maladie, Vibrio cholerae, a été introduite dans les populations humaines à l’époque de la colonisation britannique des arrière-pays d’Asie du Sud. Mais ce sont les changements rapides de la révolution industrielle qui ont créé les conditions propices à la transformation du microbe en un agent pathogène pandémique. De nouveaux modes de transport – navires à vapeur, canaux et chemins de fer – ont fait pénétrer Vibrio cholerae profondément en Europe et en Amérique du Nord. Les conditions de surpopulation et d’insalubrité des villes en croissance rapide ont permis aux bactéries d’infecter efficacement plusieurs personnes en même temps.

Les épidémies répétées de choléra ont posé un gros défi aux institutions politiques et sociales des sociétés qu’il a touchées. Contenir la maladie a nécessité un haut niveau de coopération internationale, une administration municipale efficace et une cohésion sociale qui n’existaient pas encore dans les villes nouvellement industrialisées. La découverte du remède – de l’eau propre – a obligé les médecins et les scientifiques à transcender les dogmes établis depuis longtemps en matière de santé et de propagation des maladies.

Il a fallu près d’un siècle de pandémies mortelles de choléra pour que des villes comme New York, Paris et Londres relèvent les défis engendrés par cette maladie. Pour ce faire, elles ont dû revoir leurs modes d’habitation, leur gestion de l’eau potable et des déchets, leur régie de la santé publique, leur conduite des relations internationales et leur compréhension scientifique de l’hygiène et des maladies.

Tel est le pouvoir transformateur des pandémies.

PHOTO FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Pandémie

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Traquer les épidémies, du choléra au coronavirus

Sonia Shah
Écosociété, octobre 2020
328 pages