Le pari

Ahmed et Mohamed travaillent tous deux au Hilton Ramsès, une tour couleur terre qui surplombe le Nil, mais aussi la place Tahrir, au Caire.

Habituellement, à ce temps de l'année, l'hôtel est rempli à 95%. Mais la crise actuelle n'est pas très bonne pour le tourisme. Et la place Tahrir fait peur au monde. À tort, car les rues qui y mènent sont toutes barrées par des barbelés. Pour passer, il faut montrer patte blanche à l'armée. La place Tahrir est donc désespérément vide. Le Hilton aussi. Taux d'occupation: 12%.

C'est Ahmed et Mohamed, deux employés de l'hôtel, qui me l'ont dit, quand je les ai croisés au lounge du 26e étage, dimanche. Ils tuaient le temps en regardant la télé devant un plateau de dattes et de roquefort.

«Ce sont des dattes saoudiennes, prenez-en une, elles sont bonnes pour la santé, pleines de sélénium», m'a proposé Ahmed. Puis il a bombé son torse impressionnant en disant: «C'est grâce aux dattes que je suis aussi costaud.»

Je lui ai répondu que, pour moi, c'était une excellente raison pour éviter les dattes, n'ayant aucune ambition de ressembler à une nageuse est-allemande.

La conversation s'est engagée sur ce ton badin. Mais rapidement, c'est devenu plus sérieux. Les deux hommes m'ont expliqué qu'ils étaient à 100% derrière l'armée, que l'Égypte n'avait pas d'autre choix. Et les 800 morts? Des terroristes. Croient-ils vraiment que l'armée laissera bientôt le pouvoir aux civils et remettra le pays sur la voie de la démocratie? Ils en sont convaincus.

Vous savez, m'a dit Mohamed, l'armée, en Égypte, ce n'est pas comme chez vous. Ce sont nos frères et nos fils. L'armée, c'est le peuple.

Nous avons mangé nos dattes en silence pendant quelques instants. C'est Ahmed qui a repris le fil de la conversation, avec cette question: vous croyez vraiment que tous les peuples méritent la démocratie? Puis: peut-être ne sommes-nous pas encore prêts?

Nous nous sommes quittés sur un pari. Je prévois que dans trois ans, soit août 2016, la loi martiale sera toujours en vigueur. Eux sont convaincus qu'elle aura été levée depuis longtemps. J'espère me tromper. Le perdant offrira au gagnant des dattes bourrées de sélénium...

Le dilemme

Vous allez où? À Moscou. Et vous? Moi, c'est Paris.

L'homme qui me précède devant le comptoir d'Egyptair travaille pour un journal russe officiel. Une sorte de Pravda, dit-il, un peu gêné. Il rentre chez lui après quelques jours de reportage au Caire.

Ce qu'il pense de la situation? Ils ont bien fait, les Égyptiens. Les islamistes, faut les écraser. Vous savez, nous, les Russes, on sait ce que c'est, on a aussi les nôtres. Les Tchétchènes, tout ça.

Oui, mais 800 morts, ce n'est pas trop?

Que voulez-vous. Ou bien on tue, ou bien on souffre. Alors, on tue...

Merci, Salma

Ma voisine dans l'avion Le Caire-Paris retourne vivre auprès de ses enfants, en France. Elle s'appelle Salma et vient d'une famille déchirée par la crise. Une de ses soeurs appuie les Frères musulmans. Elle porte le niqab, Salma n'a jamais compris pourquoi. L'autre soeur est pro-armée. Les deux ne se parlent plus, ne se voient plus.

Salma ne peut plus voir ses soeurs qu'à tour de rôle. La ligne de fracture égyptienne ne divise pas seulement le pays. Elle sépare aussi, douloureusement, les familles.

Salma a plein d'histoires tristes à raconter. Un neveu disparu depuis une semaine. Un autre, neveu de sa femme de ménage, tué sur la place Ramsès, vendredi dernier. Un gamin de 17 ans.

La femme de ménage raconte qu'il se faisait payer 100 livres égyptiennes (une quinzaine de dollars par jour) pour servir de chair à canon aux Frères musulmans. Vrai? Pas vrai? Allez savoir. Il y a aussi ce vieux copain touché par une balle tirée depuis le pont du 6-Octobre, probablement par des islamistes.

Salma navigue entre les deux camps et ne sait plus quoi penser. Les islamistes, ils ont vraiment poussé trop loin. Ils étaient en train de s'approprier le pays, de saccager cette démocratie balbutiante. Mais de l'autre côté, tous ces morts. C'est trop. C'est un carnage. Mais jusqu'où l'armée va-t-elle aller, maintenant? Vous avez vu? Ils s'apprêtent même à libérer Moubarak!

Je ne sais plus, dit Salma en soupirant. Et moi, ça me fait un bien immense d'entendre quelqu'un qui ne sait pas quoi penser. Ça manque drôlement ces jours-ci en Égypte. Merci, Salma.