Grâce aux recherches obstinées de l'historien Frédéric Bastien (dans La Bataille de Londres, Boréal), on apprend qu'au début des années 1980, à l'époque où le premier ministre Pierre Elliott Trudeau cherchait à rapatrier la Constitution canadienne malgré l'opposition de 8 provinces, le juge en chef de la Cour suprême, Bora Laskin, a eu des conversations avec des représentants du gouvernement. Il s'agit là d'informations troublantes puisqu'au même moment, le plus haut tribunal du pays était appelé à se prononcer sur le projet fédéral. Comme l'expliquent les Principes de déontologie judiciaire du Conseil canadien de la magistrature, lorsqu'il y a contact entre les magistrats et des représentants de l'exécutif, «les sujets de discussion (doivent se limiter) à l'administration de la justice et de l'appareil judiciaire, sans se rattacher à certaines affaires en particulier. Les juges, y compris les juges en chef, doivent éviter d'être perçus comme des conseillers du pouvoir législatif ou exécutif.»

En révélant que le juge Laskin a apparemment fait fi du principe de la séparation des pouvoirs, M. Bastien jette un nouvel éclairage sur cet épisode de notre histoire. Malheureusement, de ces informations fragmentaires, l'historien tire des conclusions démesurées. À ses yeux, le juge en chef s'est fait «complice» du gouvernement Trudeau dans un «coup d'État» visant à «renverser l'ordre constitutionnel existant.» Les faits contredisent cette version spectaculaire de l'histoire.

Voyons ce qu'a déniché M. Bastien exactement. Dans les écrits de diplomates et fonctionnaires britanniques, il a trouvé des traces d'échanges entre Bora Laskin et des représentants du gouvernement fédéral. Qu'aurait dit M. Laskin à ses interlocuteurs? À l'un d'eux, il aurait fait savoir que sa Cour commencerait à entendre la cause le 28 avril 1981 alors que cette date n'avait pas été annoncée publiquement. L'été suivant, le juge aurait communiqué avec un proche conseiller du premier ministre Trudeau, Michael Pitfield. Celui-ci a compris de ce «message court et énigmatique» que le tribunal rendrait sa décision le 7 juillet. Les propos de M. Laskin devaient en effet être obscurs puisque Pitfield avait tout faux; le jugement est tombé presque trois mois plus tard. Les autres incidents relatés sont de la même eau.

Si discussions il y a eues entre le juge en chef et des représentants fédéraux, elles ne semblent pas avoir été substantielles. La preuve ultime vient de la réaction confuse du gouvernement fédéral au jugement lui-même, le 28 septembre 1981: le ministre de la Justice, Jean Chrétien, a d'abord crié victoire. Puis, réalisant qu'en fait, ce texte complexe constituait une cuisante défaite politique, le premier ministre Trudeau a dû corriger le tir et annoncer la reprise des discussions avec les provinces. Ottawa a donc été pris de court par la teneur du jugement. Pourquoi, après avoir informé les fédéraux pendant des mois (selon l'historien), le juge Laskin les aurait-il tenus dans l'ignorance au moment crucial?

De dire Frédéric Bastien, cette affaire remet en question la légalité du rapatriement de la Constitution et de la Charte des droits et libertés qui y a été enchâssée à cette occasion. Encore là, le raisonnement est fautif. Qu'on y croit ou pas, la thèse du «coup d'État» fomenté par MM. Laskin et Trudeau perd toute pertinence dès qu'on sait que contrairement à ce que souhaitait le juge en chef, la majorité de la Cour s'est rangée du côté des provinces. Six des neuf juges ont conclu que la démarche fédérale violait les conventions constitutionnelles. Le jugement a forcé M. Trudeau à retourner à la table de négociation. Et c'est ce processus politique, pas le jugement du 28 septembre, qui a mené au rapatriement.

M. Bastien souffre parfois d'un excès d'imagination. Dans un passage peu remarqué, se basant cette fois-ci sur de pures spéculations, l'auteur affirme que la Cour suprême «s'est livrée (en 1988) à une manoeuvre politique dans le but de saborder l'Accord du lac Meech»...

À la suite de la publication de La Bataille de Londres, le ministre de la Gouvernance souverainiste, Alexandre Cloutier, a exprimé des doutes sur l'impartialité de la Cour suprême. Quel étrange raisonnement! Au contraire, en refusant d'avaliser la démarche du gouvernement Trudeau, le tribunal a fait une démonstration éclatante de son indépendance par rapport au politique.

Les informations publiées par Frédéric Bastien soulèvent des questions importantes sur l'attitude du juge Bora Laskin à cette époque. Cependant, elles n'appuient pas les conclusions radicales qu'en tire l'historien. Surtout, elles ne permettent pas de réécrire l'histoire.