La grande, c'est Zoé. La poule qu'elle tient dans les bras, c'est Lune. Assis sur la chaise, c'est Maurice, avec Poulette, la chef des poules. Elle fait cot cot cot et les autres accourent servilement: qu'est-ce tu veux? Elle veut rien. C'est juste pour les écoeurer. Le petit, debout, qui fait cette grimace comme s'il était constipé (mais il ne l'est pas), c'est Adrien, et la poule, c'est Longue-Crête. Si ces poules-là pondent des oeufs? Bien sûr. Les enfants venaient d'en ramasser deux dans le poulailler...

Tu les veux?

J'ai dit non, j'aime pas les oeufs. C'est pas vrai, c'est à cause de la légionellose qui sévit dans ce coin-là. La photo a été prise la semaine dernière à Québec, où j'étais en reportage un peu au risque de ma santé sinon de ma vie, mais bon, comme je dis toujours à mes collègues quand ils reviennent de Tanzanie ou d'Afghanistan: faut c'qu'y faut, l'information d'abord.

Les enfants sur la photo ont 8, 6 et 4 ans et ils ne vont pas à l'école. Non, pas à cause de la légionellose, à cause de leur maman. Elle leur fait l'école à la maison. C'est légal. C'est pas légal d'avoir des poules, c'est pour ça que je ne dis pas exactement où à Québec, mais c'est légal de ne pas envoyer ses enfants à l'école.

Ne sont pas sur la photo deux lapins: un tout noir, qui s'appelle Nougat; l'autre, je sais pas. Et Shadow, le chien, qui était un vrai chien de traîneau. La famille était allée faire du ski, il y avait des chiens de traîneau, celui-là était tout piteux à l'écart de la meute. Il veut pas tirer, disait le musher avec mépris, je vais m'en débarrasser... Ils l'ont rescapé. Un amour de chien, hyper-brillant, ce qui est étonnant parce que les chiens de meute, c'est un peu con, d'habitude. Pas celui-là. C'est probablement pour ça qu'il ne voulait pas tirer avec les autres. Le même phénomène se produit parfois dans les meutes de gens.

Ne sont pas non plus sur la photo le papa et la maman. Je commence par elle, Catherine - c'est elle qui a pris la photo. Elle était traductrice, avant. Là, elle est juste maman et préceptrice plutôt qu'institutrice de ses enfants, en cela qu'il n'y a pas une salle de classe dans la maison avec des pupitres: bon, aujourd'hui, les enfants, on va étudier les nombres pairs et impairs.

C'est effectivement ce qu'ils ont étudié ce matin-là, sauf qu'elle n'a pas dit bon, les enfants, ce matin on va étudier ça. C'est arrivé au petit-déjeuner. En comptant je ne sais quoi, c'est tombé sur un nombre pair. Il a été question aussi des noms propres et des majuscules. Puis le mot moelleux s'est invité dans la conversation. Un mot curieux: moileux, moualeux, moéleux... Ça a fini en rires. Son système, c'est un peu celui qu'exprime Cohen dans ce qui est en passe de devenir un cliché tant on le rabâche: there is a crack in everything, that's how the light gets in... Catherine enseigne dans les craques du quotidien, de sa routine, dans les craques des jeux des enfants. Bref, son école va de craque en craque.

Après le déjeuner, les garçons ont joué du piano pendant que Zoé lisait une histoire. Après, ils sont allés ramasser les glands tombés des chênes dans la cour de leur grand-mère. Ce faisant, ils ont parlé de Pauline Marois. Plus tard, Zoé s'est fait chicaner parce qu'elle tient mal son crayon. C'est pas possible comme elle tient mal son crayon.

Tu vois, si t'allais à la vraie école, tu saurais tenir ton crayon.

Je niaise. Je n'ai pas d'opinion sur l'école à la maison. Catherine n'en avait pas non plus, au début - c'est venu avec la totale allergie de Zoé pour l'école. Moi, c'est sûr, je lui aurais retourné une gifle en lui disant fais pas chier et elle y serait allée pareil. Catherine a fait autrement. C'est mieux? J'ai pas d'opinion. J'ai posé beaucoup de questions. Et au secondaire? Et la socialisation? Et ceci, cela?

Je ne me souviens plus de ce qu'elle a répondu. De toute façon, ceci n'est pas une chronique sur l'école à la maison mais, je vous le rappelle, un bas de vignette.

N'est pas non plus sur la photo Louis-Étienne, le papa, chirurgien ophtalmologiste pour enfants. Tu lui amènes un enfant qui louche, il lui remet les yeux droits dans les trous. C'est un métier très amusant. Des fois, c'est le contraire: des parents lui amènent leur petite fille qui ne louche pas du tout: j'aimerais bien qu'elle louche un petit peu, docteur, comme Hanna Schygulla dans Le mariage de Maria Braun. Louis-Étienne leur arrange ça. Ben non, c'est pas vrai, nono.

Quand la photo a été prise, il venait d'arriver de la job. Il va travailler à vélo toute l'année, sauf quand il y a trop de neige. Sept kilomètres aller, sept retour. Il a voté Québec solidaire même s'il gagne beaucoup de sous. Je lui ai tordu le bras pour qu'il me dise combien de sous. C'est pas mal plus qu'un chroniqueur à La Presse, mais je suis même pas jaloux. Il a une vieille auto comme moi, sauf qu'elle est un peu plus grosse, pour mettre ses trois enfants dedans. Il n'achète pas des immeubles comme parfois les docteurs. Ni de motoneiges. Il a une petite télévision plus profonde que large et presque toujours éteinte. Quand il va en vacances, c'est pas en Provence ni dans le Lubéron. C'est dans la Marne. Quand j'étais petit, j'allais dans la Marne à pied, à Chantemerle. Jamais un Canadien n'a mis les pieds là.

N'est pas non plus sur la photo le fleuve Saint-Laurent, qui, à marée haute, vient clapoter sur leur parterre. Juste à côté, le minuscule delta que fait la rivière Cap-Rouge en se jetant dans le fleuve. Tout là-bas, sur la Rive-Sud, le gros village de Saint-Nicolas. Au milieu du fleuve passent des cargos lents comme des chalands flamands.