Tout le monde ou presque l'a dit. Le conseil d'administration de BCE a tout intérêt à s'entendre avec ses détenteurs d'obligations en rogne plutôt que d'espérer que la Cour suprême du Canada lui donne raison. En simple, acheter la paix au lieu de jouer à la loterie avec la vente de BCE, une transaction de 51,7 milliards de dollars.

Tout le monde ou presque l'a dit. Le conseil d'administration de BCE a tout intérêt à s'entendre avec ses détenteurs d'obligations en rogne plutôt que d'espérer que la Cour suprême du Canada lui donne raison. En simple, acheter la paix au lieu de jouer à la loterie avec la vente de BCE, une transaction de 51,7 milliards de dollars.

Mais un tel dénouement soulève de «petites» questions. Si BCE et les détenteurs d'obligations s'entendent à l'amiable, est-ce que la Cour suprême du Canada entendra la cause tout de même?

Sinon, quel sera l'impact du jugement de la Cour d'appel du Québec sur la façon dont les administrateurs d'entreprises à capital ouvert s'acquittent de leurs obligations? La Cour d'appel du Québec a-t-elle véritablement révolutionné le droit des affaires en donnant raison aux détenteurs d'obligations de BCE?

Et quelle est la portée du jugement de la Cour d'appel du Québec? Est-ce qu'elle se limite au Québec ou est-ce que cette décision influencera les conseils d'administration d'un bout à l'autre du pays?

Ce sont des questions toutes simples. Mais les réponses, elles, n'ont rien d'évident. Pour reprendre une expression savoureuse de l'ancien coach Jean Perron, c'est là ouvrir une «canne de crabe». D'autant plus que la plupart des grands cabinets d'avocats ont BCE pour client, ce qui limite les experts qui peuvent s'exprimer publiquement sur le sujet. Heureusement, les professeurs d'université parlent encore librement!

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Commençons par le début. Est-ce que la Cour suprême du Canada entendra la cause même si les parties s'entendent à l'amiable? Hautement improbable, estime Antoine Leduc, professeur de droit de l'Université de Montréal, même s'il y a de rares précédents. L'un des plus célèbres est la cause qui a opposé, en 1989, Jean-Guy Tremblay à son ex-conjointe Chantal Daigle, qui souhaitait mettre un terme à sa grossesse. Le plus haut tribunal du pays avait entendu l'affaire même après avoir appris, avec étonnement, que Chantal Daigle s'était déjà fait avorter aux États-Unis.

Ainsi donc, en cas de règlement à l'amiable, c'est le jugement de la Cour d'appel du Québec qui fera autorité jusqu'à ce qu'une nouvelle décision ne vienne le nuancer.

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Est-ce que cette décision révolutionne vraiment la façon dont les administrateurs doivent s'acquitter de leurs devoirs? Oui et non, répondent les experts.

Non, en ce sens qu'il s'appuie sur une décision qui avait déjà été rendue par la Cour suprême du Canada en 2004, en relation avec la faillite des magasins à rayons Peoples, note Lionel Smith, professeur de droit de l'Université McGill.

Dans ce jugement, où l'on donnait raison aux frères Lionel, Ralph et Harold Wise, propriétaires des magasins Wise, il avait été établi que le premier devoir des administrateurs était non envers les actionnaires, mais envers l'entreprise dans son sens le plus large.

«Pour déterminer s'il agit au mieux des intérêts de la société, il peut être légitime pour le conseil d'administration () de tenir compte notamment des intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l'environnement», ont écrit les juges de la Cour suprême.

Aux yeux de Lionel Smith, le jugement récent de la Cour d'appel du Québec va plus loin. «Avant, il était possible de considérer des intérêts autres que ceux des actionnaires, dit-il. Maintenant, les administrateurs sont tenus de se préoccuper de toutes les parties prenantes.»

Pour Normand Ratti, professeur de droit de l'Université de Sherbrooke, le jugement de la Cour d'appel du Québec aura un «impact significatif» sur le travail des administrateurs, à qui l'on vient d'imposer un «fardeau supplémentaire».

D'autant plus qu'il n'est pas toujours évident de concilier des intérêts économiques qui sont parfois diamétralement opposés. À preuve, les intérêts des actionnaires et des employés, qui coïncident rarement.

Si les employés ont avantage à ce que leur entreprise soit en bonne santé financière, ce qui implique un effectif en juste relation avec la taille de ses contrats, ils sont forcément contre ce que les Français ont surnommé les «licenciements boursiers», ces coupes à vif qui visent à revaloriser le titre d'une société en Bourse.

«Il y aura beaucoup d'incertitudes sur le rôle des administrateurs», conclut Normand Ratti.

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Incertitude, donc, mais pour qui? Le jugement de la Cour d'appel fait autorité au Québec pour les entreprises qui sont constituées en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions. Mais comme il influence plus largement le droit des affaires au Canada, il se répercutera aussi sur les entreprises constituées selon la Loi sur les compagnies du Québec.

Reste à voir si ce jugement aura une portée qui dépassera le Québec.

«C'est une interprétation d'une loi fédérale par une cour québécoise, dit Lionel Smith. Les tribunaux des autres provinces ne seront pas liés par elle, mais ils devront en tenir compte dans leurs décisions.»

«Certains commentateurs du Canada anglais vont peut-être tenter d'isoler cette décision, note toutefois Antoine Leduc. Mais comme elle touche la plus grande transaction de vente de l'histoire du Canada, qu'elle est rédigée en anglais et qu'elle sera publiée dans tous les recueils de droit, ce sera difficile de l'ignorer.»

Un avocat montréalais qui souhaite garder l'anonymat fait cependant valoir que la Cour d'appel de l'Ontario a rendu un jugement contradictoire en 2007. Dans ce jugement sur la vente controversée du Sunrise Reit, la maximisation de l'avoir des actionnaires à court terme semble avoir préséance sur toute autre considération pour les administrateurs lors d'une vente aux enchères.

Bref, les administrateurs d'entreprises héritent d'un rôle qu'ils ne croyaient pas avoir avec une décision dont la portée semble variable au Canada. Cela fait beaucoup d'incertitudes pour le monde des affaires, qui tient le flou en horreur.

Clairement, les actionnaires de BCE aimeraient conclure la vente à Teachers' sans avoir à attendre après une décision incertaine de la Cour suprême du Canada. Mais, pour le bien des entreprises du pays, il est urgent que le plus haut tribunal du pays tire l'affaire au clair.

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Une décision-choc

Le 21 mai, la Cour d'appel du Québec a surpris tout le monde en bloquant la vente de BCE à un consortium piloté par la caisse de retraite ontarienne Teachers'.

Dans un jugement unanime, elle a donné raison aux détenteurs d'obligations à long terme de BCE. Ceux-ci se jugeaient floués par cette acquisition par emprunt de 51,7 milliards de dollars qui alourdit le bilan de BCE et de sa filiale Bell Canada. Résultat: leurs obligations ont perdu près du cinquième de leur valeur.

BCE juge que dans cette vente aux enchères, elle avait seulement à se soucier de maximiser l'avoir des actionnaires. Aussi, l'entreprise n'a même pas essayé de faire la démonstration que son scénario était le meilleur pour l'entreprise dans les circonstances. «L'arrogance aura conduit BCE à sa perte», juge Lionel Smith, professeur de droit de l'Université McGill.