Un climatologue a déclaré il y a quelques années à l’essayiste Michiko Kakutani que la remise en question de la science revenait à « éteindre les phares » de sa voiture tout en roulant la nuit.

« Nous conduisons vite et les gens ne veulent pas savoir ce qui s’en vient », indiquait-il.

Renverser la situation, en redonnant la primauté à la raison plutôt qu’à l’émotion et au ressenti dans les débats sociaux, représente une tâche difficile, mais pas impossible aux yeux des chercheurs interrogés par La Presse.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université de Montréal

Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université de Montréal, soutient que l’atteinte de cet objectif nécessite une refonte du mode de fonctionnement des réseaux sociaux.

Les géants de la Silicon Valley, qui encouragent la polarisation en renforçant les utilisateurs dans leurs convictions, quitte à les alimenter en vidéos à teneur conspirationniste, n’ont « aucun intérêt », dit-il, à revoir leurs façons se faire puisqu’ils maximisent ainsi leurs revenus.

Il faut, plaide M. Trudel, instaurer une forme de régulation externe permettant notamment d’assurer que les algorithmes utilisés n’ont pas d’effets excessivement négatifs pour la société.

L’idée n’est pas, poursuit-il, de restreindre indûment la liberté d’expression, mais d’éviter les abus, comme ceux de Cambridge Analytica.

La firme a utilisé les données de centaines de milliers d’utilisateurs pour envoyer des messages personnalisés conçus pour susciter une réaction émotive susceptible de jouer en faveur de Donald Trump durant la campagne présidentielle américaine de 2016.

Serge Cabana, de l’Université de Sherbrooke, souligne qu’il est important de recréer les « espaces de dialogue » qui existaient en société avant que les réseaux sociaux ne s’imposent comme outil de communication privilégié.

« Quand j’étais jeune, mon père se rendait en période de campagne électorale à des assemblées contradictoires pour écouter ce que les candidats avaient à dire et poser des questions. C’est une pratique qui s’est perdue », observe l’auteur.

M. Cabana s’alarme par ailleurs que des groupes minoritaires en quête d’égalité puissent chercher à restreindre la portée des discussions possibles en exigeant la censure d’ouvrages ou d’expressions.

Mark Kingwell, professeur de philosophie à l’Université de Toronto, souligne pour sa part l’importance de promouvoir la civilité, un outil incontournable à ses yeux pour permettre des échanges constructifs.

Aujourd’hui, les convictions politiques sont si étroitement mélangées avec l’identité qu’il devient difficile de concevoir un échange avec une personne aux convictions opposées.

Mark Kingwell, professeur de philosophie à l’Université de Toronto

Le problème est plus marqué aux États-Unis, mais n’épargne pas le Canada, constate M. Kingwell, qui cite les questions d’identité de genre ou la guerre à Gaza comme des exemples de sujets de friction majeurs.

« Je préconise une approche de scepticisme empathique [compassionate scepticism]. Il faut savoir se montrer sceptique et poser des questions tout en restant ouvert à la possibilité de croire autre chose », expose-t-il.

Le professeur Lilian Negura relève qu’il faut aussi, plus généralement, se pencher sur l’insécurité économique et les inégalités puisqu’elles jouent un rôle important dans la montée de la pensée conspirationniste.

« La classe moyenne est garante de la stabilité sociale. Si elle s’appauvrit, ça devient une source de polarisation importante », souligne le chercheur.