René Cloutier n’est pas le seul à avoir choisi de consacrer ses terres à la conservation. Que ce soit par des dons, des ventes ou par le mécanisme de la servitude de conservation, 1569 terrains ont été préservés dans l’ensemble du Québec, pour des gains de 74 817 hectares – soit une fois et demie la superficie de l’île de Montréal.

« On sent vraiment un dynamisme au Québec et une unité pour faire avancer ça », dit Brice Caillié, directeur général du Réseau de milieux naturels protégés – un regroupement de tous les organismes de conservation de la province.

Vaste partie de Risk

Ces terres protégées ne sont pas toutes mises sous une cloche de verre avec interdiction stricte d’y mettre le pied. Elles deviennent souvent au contraire des parcs sillonnés de sentiers mis à la disposition des citoyens.

Un nombre impressionnant d’organisations environnementales est impliqué dans les démarches. Certaines ont atteint une certaine taille, comme Conservation de la nature Canada, Canards Illimités, Nature-Action Québec ou Corridor appalachien. D’autres agissent à une échelle beaucoup plus locale.

En parlant aux gens qui y travaillent, on a un peu l’impression qu’ils sont engagés dans une vaste partie de Risk, ce jeu qui consiste à conquérir des territoires de façon stratégique. Les organismes identifient les terrains les plus riches en biodiversité et font du démarchage auprès de leurs propriétaires.

Ils tentent de tisser une toile connectée qui permettrait à la faune, par exemple, de circuler d’une zone à l’autre.

« C’est le puzzle de la conservation », lance Mélanie Lelièvre, directrice générale de l’organisme Corridor appalachien.

Une fois qu’ils ont trouvé un terrain intéressant et un propriétaire motivé, ces organismes font tout pour simplifier les démarches de ce dernier. Leur objectif : qu’il garde une bonne expérience du processus et le recommande à d’autres.

Ils discutent avec lui pour voir quelle formule lui convient le mieux – un don, une vente, une combinaison des deux ? Grâce à leurs fonds provenant des gouvernements et de différents donateurs, ils peuvent eux-mêmes allonger des dollars pour acquérir des terrains.

Les organismes déploient aussi des biologistes pour évaluer le potentiel écologique des lots, font de l’arpentage et de la cartographie, aident le propriétaire à naviguer à travers les dédales administratifs et juridiques.

« On fait en sorte qu’il n’y ait pas de sable dans l’engrenage. Les projets de conservation, c’est compliqué, c’est un travail de moine. Si on laisse les propriétaires à eux-mêmes, ça ne se fera pas », résume Mme Lelièvre.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

En novembre dernier, le gouvernement Legault a par exemple débloqué 144 millions de dollars pour la protection des terrains privés.

L’Estrie, un chef de file

Dans le territoire où elle œuvre, soit les montagnes Vertes de l’Estrie, l’affaire fonctionne si bien que Corridor appalachien peine à répondre à la demande.

« Quand on a commencé, il y a plus de 20 ans, on se disait que l’élan allait peut-être se tarir. En fait, c’est complètement l’inverse. Plus on en parle, plus il y a du leadership localement. On n’a jamais fait autant de projets et on n’a pas les capacités financières et humaines de faire tous ceux qui se présentent. On a 38 ou 40 propriétaires sérieux avec lesquels on est en discussion actuellement », dit Mme Lelièvre.

« L’Estrie est un chef de file », confirme Brice Caillié, du Réseau de milieux naturels protégés, qui attribue une partie du succès de la région à ce qu’il appelle la « structure des poupées russes ».

C’est que Corridor appalachien chapeaute 17 plus petits organismes qui connaissent à fond les réalités locales. Ce sont eux qui tissent les liens avec les propriétaires et les conseillers municipaux. Au-dessus, Corridor appalachien fait office de « centre de services ».

« On essaie de reproduire le modèle ailleurs, dans les Laurentides, dans le Bas-Saint-Laurent », dit M. Caillié.

La pandémie a eu des effets contradictoires sur les organismes de conservation. D’un côté, l’exode des citadins vers les couronnes éloignées a compliqué l’acquisition des lots. « Il y avait des surenchères partout, et nous, on ne peut pas embarquer là-dedans », dit Brice Caillié, qui explique que les acquisitions à des fins de conservation doivent se faire à la juste valeur marchande.

« Mais la COVID-19 a aussi fait prendre conscience aux gens de l’importance de la nature. Soudainement, les parcs nationaux ne suffisaient plus, on y était tous entassés. Ça a aidé à réaliser qu’il fallait d’autres lieux de conservation », ajoute-t-il.

Même s’il incite constamment les gouvernements à simplifier leurs processus administratifs et à augmenter leur soutien, Brice Caillié se dit généralement heureux de la collaboration et des programmes en place. En novembre dernier, le gouvernement Legault a par exemple débloqué 144 millions de dollars pour la protection des terrains privés⁠1.

Brice Caillié invite cependant à ne pas compter sur la protection des terres privées pour atteindre notre cible de protéger 30 % du territoire d’ici 2030, un objectif international entériné lors de la COP15 sur la biodiversité tenue à Montréal en 2022 et adopté tant par le gouvernement du Québec que celui du Canada.

Les terres privées, c’est 8 % du territoire québécois. Même si on les protégeait toutes, ce ne serait pas suffisant. Il faut que ce soit complémentaire à la protection des terres publiques.

Brice Caillié, du Réseau de milieux naturels protégés

La formule est toutefois particulièrement intéressante dans le sud du Québec, où le territoire est très fragmenté et très occupé. Y protéger de plus petits terrains est essentiel pour conserver la biodiversité.

Brice Caillié tient à souligner la générosité des propriétaires qui choisissent de consacrer leurs terrains à la protection de la nature.

« La première chose qu’on dit au propriétaire, c’est toujours que ça sera plus avantageux financièrement pour lui de vendre son terrain sur le marché que de le donner à la conservation », dit-il.

Il rappelle aussi qu’on n’a pas besoin d’être un riche propriétaire foncier pour contribuer à la protection des terres privées.

« Tu peux contribuer en étant administrateur d’un organisme ou en étant bénévole pour faire la surveillance des terrains protégés, illustre-t-il. En fait, tout le monde peut contribuer à ça. »

1. Lisez la dépêche « Québec octroie 144 millions pour bonifier les aires protégées privées » de La Presse Canadienne