« Heureux que vous vous intéressiez au crime le plus grave dans l’histoire canadienne. » Le ton du courriel de l’historien Jacques Rouillard, à qui j’avais demandé une interview sur les sépultures anonymes découvertes sur les terrains d’anciens pensionnats autochtones, était sarcastique.

Si je m’étais adressée à quelqu’un d’autre, ça aurait pu être totalement sérieux. Pour bien des gens, les milliers de sépultures potentielles d’enfants autochtones signalées depuis trois ans d’un bout à l’autre du Canada constituent bel et bien les pièces à conviction du pire crime jamais perpétré dans l’histoire de ce pays. Plus qu’une vaste opération d’assimilation ; un génocide.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Jacques Rouillard, professeur émérite au département d’histoire de l’Université de Montréal

Mais pas pour Jacques Rouillard, professeur émérite au département d’histoire de l’Université de Montréal. Pour lui, cette histoire de sépultures anonymes ne tient pas la route. « C’est un sujet radioactif que les grands quotidiens au Canada veulent éviter », m’a-t-il écrit.

Je me suis lancée, malgré tout. Je l’ai joint à Victoria, en Colombie-Britannique, où il s’était rendu pour consulter le fonds d’archives des Sœurs de Sainte-Anne de Montréal, qui ont enseigné au pensionnat de Kamloops. « J’ai eu un accès spécial aux chroniques des Sœurs de Saint-Anne. Les chroniques, c’est le journal de bord du pensionnat. »

Le nez plongé dans ces chroniques de la vie quotidienne des religieuses québécoises, l’historien à la retraite poursuit une quête commencée il y a trois ans. Il cherche les preuves d’un crime gravissime. Et, bien sûr, il n’en trouve pas.

Certains l’accuseront de ne pas chercher aux bonnes places. De refuser d’entendre les témoignages d’anciens pensionnaires autochtones, tous plus déchirants les uns que les autres. Certains le traiteront de « négationniste des pensionnats », une faute que le gouvernement fédéral songe ni plus ni moins à criminaliser.

Ça me paraît excessif, comme mesure. Je ne crois pas que ce soit la meilleure façon d’avancer sur le chemin de la vérité et de la réconciliation que d’empêcher les Canadiens de poser des questions, fussent-elles radioactives, pour reprendre l’expression de Jacques Rouillard. Cela dit, il faut manipuler ces questions avec le plus grand soin.

Et chercher les réponses partout où elles se trouvent.

PHOTO ANDREW SNUCINS, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Des piquets de bois indiquent où les sépultures se trouveraient, sur le site de l’ancien pensionnat, le 27 mai 2021.

Le 27 mai 2021, les leaders de la Première Nation Tk’emlúps te Secwépemc ont annoncé la découverte de 215 sépultures anonymes d’enfants dans le verger de l’ancien pensionnat de Kamloops, administré par les Oblats de Marie-Immaculée.

Le choc a été immédiat. Et immense. Même si on savait depuis longtemps que des milliers d’enfants n’étaient pas rentrés à la maison après avoir fréquenté les pensionnats du pays. On connaissait la tragédie de ces enfants, arrachés à leurs familles, coupés de leur langue et de leur culture, trop souvent maltraités, négligés, agressés sexuellement. On croyait tout savoir de la politique d’assimilation canadienne visant à « tuer l’Indien dans l’enfant ».

IMAGE TIRÉE DU SITE WEB DU NEW YORK TIMES

Capture d’écran du texte du New York Times

Sauf qu’à Kamloops, il ne s’agissait plus de ça. Il s’agissait de tuer l’Indien tout court. Et de l’enterrer, en secret, dans le verger. Enfin, c’est ce que beaucoup de gens ont compris, à l’époque. D’où l’ampleur du choc national. Et la manchette du New York Times1 annonçant la découverte d’une « fosse commune » d’enfants autochtones…

Les drapeaux ont été mis en berne pendant cinq mois, du jamais-vu dans l’histoire du Canada. Des célébrations de la fête nationale ont été annulées. Comme si, pour la première fois, le pays prenait toute la mesure de la tragédie des pensionnats.

Trop longtemps, on n’avait pas cru à ce que racontaient les Autochtones, avais-je écrit en chronique2. « Ça nous prenait des preuves. Elles sont venues brutalement, sous la forme de corps d’enfants. »

Mais voilà, ces « preuves » ne sont pas vraiment venues.

Trois ans après l’annonce de leur découverte, les 215 corps d’enfants n’ont toujours pas été exhumés du verger de l’ancien pensionnat de Kamloops.

Beaucoup s’attendaient à ce que les travaux d’excavation s’enclenchent rapidement, puisque les sépultures avaient été détectées par des radars à pénétration de sol. En théorie, on savait donc précisément où chacun des petits corps se trouvait.

PHOTO JENNIFER GAUTHIER, ARCHIVES REUTERS

La cheffe de la communauté Tk’emlúps te Secwépemc, Rosanne Casimir

« Cela ressemble à une scène de crime avec autant d’enfants potentiels dans des tombes non marquées », avait déclaré la cheffe de la communauté Tk’emlúps te Secwépemc, Rosanne Casimir, à The Fifth Estate, émission-phare de la CBC, en janvier 2022. « Les familles ont besoin de réponses, la communauté a besoin de réponses, le monde a besoin de réponses. »

La Première Nation avait alors annoncé sa décision de creuser. Le verger se transformerait bientôt en site de fouilles archéologiques. Les semaines, les mois, puis les années ont passé. La communauté n’a plus trop donné de nouvelles.

Dans ce silence, des fausses notes ont commencé à se faire entendre.

IMAGE TIRÉE DU SITE WEB DU NEW YORK POST

Capture d’écran du texte du New York Post

En mai 2022, le National Post a exposé la façon dont plusieurs reportages initiaux s’étaient trompés en parlant de fosses communes, alors qu’il s’agissait de tombes non marquées, souvent dans d’anciens cimetières abandonnés3. Le New York Post a renchéri sur un ton plus sensationnaliste, dénonçant « La plus grosse fausse nouvelle au Canada »4.

Et puis, ce printemps, le livre Grave Error – How the Media Misled Us (and the Truth about Residential Schools), s’est hissé au premier rang des ventes, catégorie littérature canadienne, sur le site d’Amazon. En Colombie-Britannique, le maire d’une petite ville a été sanctionné par son conseil municipal pour avoir distribué l’essai qualifié de « négationniste » à ses concitoyens.

Jacques Rouillard signe le premier chapitre de Grave Error. Il y reprend la thèse qu’il avait exposée dès janvier 2022 dans le Dorchester Review, une revue d’histoire canadienne-anglaise conservatrice – et ouvertement provocatrice5. « À Kamloops, pas un seul corps n’a été trouvé », soulignait-il.

Marc Miller, alors ministre des Affaires autochtones, avait vivement réagi sur X. « La demande macabre de voir des cadavres […] est non seulement de très mauvais goût, mais aussi retraumatisante pour les survivants et leurs familles », avait-il écrit. Des articles comme celui de M. Rouillard, ajoutait-il, « s’inscrivent dans une tendance de déni et de déformation de la réalité qui a marqué le discours sur les pensionnats au Canada. Ils sont nuisibles parce qu’ils tentent de priver les survivants et leurs familles de la vérité, et ils déforment la pleine compréhension que les Canadiens ont de notre histoire ».

Jacques Rouillard ne nie pas les sévices commis dans les pensionnats ni le taux de mortalité horriblement disproportionné des enfants autochtones qui les ont fréquentés. Selon le Centre national pour la vérité et la réconciliation, au moins 4100 enfants sont morts dans ces institutions, souvent emportés par des vagues dévastatrices de rougeole ou de tuberculose.

Ce que l’historien refuse d’admettre, c’est qu’on laisse entendre que les frères et les sœurs québécois responsables du pensionnat de Kamloops ont froidement, délibérément tué des enfants, puis tenté de camoufler leurs crimes en les enfouissant dans le verger. En 2022, The Fifth Estate faisait état de garçons pendus, de bébés jetés dans une fournaise, d’enfants forcés de creuser dans le verger, en pleine nuit, pour enterrer leurs camarades6

Jacques Rouillard persiste et signe : il veut des preuves.

1. Lisez l’article « “Horrible History” : Mass Grave of Indigenous Children Reported in Canada » du New York Times (en anglais, abonnement requis) 2. Lisez la chronique « Entre la fournaise et la patinoire » 3. Lisez l’article « How the world’s media got it wrong on residential school graves » du National Post (en anglais) 4. Lisez l’article « “Biggest fake news story in Canada” : Kamloops mass grave debunked by academics » du New York Post (en anglais) 5. Lisez l’article « In Kamloops, Not One Body Has Been Found » de The Dorchester Review (en anglais) 6. Regardez le reportage de The Fifth Estate de CBC sur YouTube (en anglais)