L’artiste Marc Séguin propose son regard unique sur l’actualité et sur le monde.

Pour faire contrepoids à la météo, à la COP, aux promesses-Botox de nos « officiels » et au scandale des toasts volées par des travailleuses de la santé, voici une chronique de Noël au ras du sol, pour petits et grands.

Il y a des histoires qui restent en nous plus longtemps que d’autres. Et dont il faut un jour se décharger. Celle-ci a été vécue par des amis.

Au début de la pandémie, une mère et son fils décident d’aller donner un coup de main bénévolement dans un CHSLD de l’île de Montréal. Chaque jour aux infos, depuis quelques semaines, on répète que c’est l’hécatombe dans ces centres de soins de longue durée et dans les résidences privées pour aînés (RPA). Les patients tombent comme des mouches, et le manque de personnel est criant.

Charlotte et Marc (prénoms fictifs, à la demande de Charlotte qui ne souhaite pas de lumière) décident d’aller au front. On les forme rapidement, ils enfilent les uniformes et deviennent aides-préposés aux bénéficiaires.

Le bénévolat dure des semaines, à temps plein, sous les néons et dans les odeurs particulières de ces lieux. Charlotte jase souvent, et se lie d’amitié, avec un patient âgé sur son étage que l’on va appeler John. John, anglo d’origine, n’a qu’une sœur comme connaissance dans le monde entier. Sa sœur est dans un autre CHSLD. Avant, ils se voyaient de temps en temps. Depuis la COVID, ils sont confinés. Parfois, ils se parlent au téléphone.

La seule sortie que John faisait avant le virus, c’était d’aller au dépanneur du coin, pour s’acheter des cochonneries. Chocolat, chips, sucre. Avec le petit chèque du gouvernement.

Chaque fois, la conversation est familière. John est toujours heureux de voir Charlotte. Son humeur est plus douce avec elle qu’avec les autres préposées. Il semble la connaître. Depuis les consignes sanitaires, il ne sort plus. Charlotte et Marc ont le « shift » de soir. Au fil des soirées et des conversations, Charlotte lit entre les lignes et finit par acheter et apporter des trucs du dépanneur à son patient. John est heureux. Comme s’ils se connaissaient.

Quelque chose les unit. On aime parfois croire qu’il y a des liens invisibles qui nous lient aux autres et aux évènements. Et c’est parfois vrai.

Pour travailler dans les services de santé, on doit alors enfiler des vêtements de protection. Blouse longue ou combinaison, gants, masque, visière… Sur le dessus de la visière plastifiée, un bout de tape avec son prénom écrit au Sharpie, pour pouvoir être identifié par les autres membres du personnel : infirmières, cheffes de service, soutiens et autres préposées. Ici, la majorité du personnel, ce sont des femmes d’Afrique du Nord et quelques Haïtiennes. Ce sont elles qui « veillent » nos malades et nos vieux. Encore aujourd’hui.

Charlotte s’est d’abord dit que si John lui semblait si familier, c’était parce qu’elle lui répondait parfois en anglais, alors que ses collègues d’Algérie, du Maroc ou d’Haïti parlent moins bien cette langue.

Puis une soirée comme les autres, John, toujours souriant et heureux lorsqu’elle commence son quart de travail, au détour d’une conversation, finit par remercier Charlotte d’avoir pensé à lui envoyer une carte pour son anniversaire. Tout le lien vient de là. John l’a reconnu. Un petit sentiment d’existence à travers une vie de marde. « Merci pour les vœux », comme on dit.

Charlotte n’a jamais offert de carte d’anniversaire à l’homme, même pas celle imprimée et générique qui souhaite chaque année Joyeux Noël à John. La « Charlotte » qui signe, c’est l’employée de la curatelle publique affectée au « dossier John A ». John ne reçoit aucune autre carte de vœux de personne. Jamais. Elle comprend le bonheur de son patient, mais elle est aussi troublée par la tristesse de la situation.

Et puis Marc, dans son corridor. Lui aussi affecté pendant des semaines à « ses » patients. Un soir, un vieil homme meurt. Encore chaud, il vient à peine d’expirer. Marc dit à l’infirmière qu’il faut rapidement avertir la famille. L’infirmière lui répond que ça fait sept ans qu’elle s’occupe de ce patient et qu’il n’a jamais eu de visite. Il n’y a personne à aviser.

On s’est sortis d’un virus avec un mélange de bienveillance et de science. Mais un autre genre de confinement – l’isolement de l’âme – ne semble pas tout à fait contrôlé. Il n’y aura jamais de vaccin contre les sentiments qu’il génère.

C’est ailleurs.