Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Jean-Philippe Baril Guérard.

Quel est le bon moment pour partir ?

Je pense beaucoup à cette question depuis que Denis Coderre a commencé sa tournée médiatique, il y a quelques semaines. Alors que lui semble convaincu de nous offrir un alléchant spectacle d’effeuilleuse, dans lequel il croit révéler les informations au compte-gouttes, à la manière des pièges à clics de la meilleure époque de BuzzFeed, tout le monde voit très bien depuis le début que l’empereur est nu, qu’il a toujours été nu, et que cette nudité ne révèle qu’une chose : un immense besoin d’attention.

(Je sais que le Parti libéral du Québec est censé avoir un rôle à jouer dans cette histoire, mais la formation politique est ici accessoire, je pense : Denis Coderre a fait pratiquement autant de bruit pour beaucoup moins, lorsqu’il a annoncé, en août 2022, qu’il allait « faire les nouvelles » et qu’un « retour se [préparait] », avant de révéler qu’il commençait... un mandat de chroniqueur dans une émission sportive.)

C’est presque exactement la même histoire, à mes yeux, que celle du protagoniste du film Birdman : Riggan Thomson, un acteur en déficit de pertinence après avoir été la vedette de films de superhéros dans les années 1990, tente de revenir sous les projecteurs avec une adaptation d’un roman de Raymond Carver. Sa fille résume l’histoire de la manière la plus cruelle qui soit : « Tu fais tout ça parce que t’es mort de peur à l’idée de plus compter pour personne. Mais tu sais quoi ? T’as raison d’avoir peur. Rien de ça n’est important. T’es pas important. Fais-toi à l’idée. »

Je pense beaucoup à tout ça, non pas à cause de la compétence de Coderre, ou à ce qui constitue la meilleure stratégie politique pour le PLQ. En politique, de toute façon, ma posture préférée est celle de me préparer un popcorn avant de m’asseoir confortablement pour regarder les accidents de char au ralenti, dont cette sphère regorge.

Non, j’y pense parce que cette lutte que mène Coderre pour exister dans mon regard et dans le vôtre, elle guette beaucoup d’entre nous, particulièrement ceux dont la carrière (et parfois, par association, l’existence) dépend du regard des autres. Le besoin d’attention est une faim qui ne fait que grandir quand on la rassasie.

Véronique Cloutier a créé une série documentaire à glacer le sang sur le sujet, L’ombre et la lumière, dans laquelle elle s’entretient avec des artistes qui ont disparu de l’espace public. Presque tous les ex qui y sont interviewés – on y voit entre autres Alain Dumas, Michel Goyette, Manuel Hurtubise – semblent vivre avec une sorte de soif, un trépignement, qui évoque le cerveau reconfiguré d’une personne aux prises avec une dépendance, et qui, même sobre, doit composer avec un besoin qu’elle ne pourra complètement assouvir. Presque tous, donc, sauf Michèle-Barbara Pelletier, qui a elle-même choisi de quitter sa carrière de comédienne, et qui, coïncidence, dégage une paix et un bien-être remarquables.

Ça m’obsède parce que, pour paraphraser La Poune, je ne suis pas grand-chose sans mon public. Il y a une part de vanité dans ce constat, oui, mais une part aussi platement pratique : tous les métiers que je pratique, ils demandent, d’une manière ou d’une autre, que je parle au monde.

Si le monde ne veut plus de moi, je n’ai plus de travail. Je deviens invisible quand on ne me regarde pas. Cette peur de disparaître, ça pourrait être assez pour me mener à grenouiller de tous bords tous côtés pour tenter de continuer d’exister, comme l’ancien maire Coderre.

Le plus cruel est qu’il n’y a pas de date de péremption absolue : ce n’est pas une question d’âge, comme Janette Bertrand nous le démontre bien, mais d’être de son temps.

Est-ce que je serais conscient d’être le dindon de la farce, si je persistais même si je n’apporte plus d’eau au moulin ? Est-ce que je serais conscient de pourchasser la lumière pour la lumière, et non pas la lumière qui me permet de parler au monde ? Aurait-on intérêt à me le dire, ou est-ce qu’on me regarderait me démener publiquement, parce que le spectacle d’un has been qui quémande des miettes d’attention, c’est somme toute assez divertissant, particulièrement pour les médias ?

Avec le temps, on se construit une idée si étroite de ce qu’on doit être que s’en éloigner juste un peu devient invivable, mais il y a du beau dans les renaissances. Il faut seulement accepter les petites morts qui les précèdent. Kate Bush, de ce côté, est exemplaire : dans une rare entrevue accordée à la BBC, après le retour au palmarès Billboard, en 2022, de sa chanson de 1985 Running Up That Hill, repopularisée par Stranger Things, la journaliste Emma Barnett lui demande si cette résurgence lui donne envie de revenir sur scène. « Gardening’s my thing, now », elle répond, du haut de ses 63 ans. Je suis dans le jardinage, maintenant.

Il me prend des envies de tout abandonner pour me consacrer à une vocation de ski bum dans les Alpes, parfois, comme Kate Bush avec son jardinage, mais je sais que je durerais deux semaines, après lesquelles je reviendrais probablement quémander de l’attention. Je sais que je ne sais pas quel est le bon moment pour partir. On a ça en commun, Denis Coderre et moi.

Qui est Jean-Philippe Baril Guérard ?

  • Jean-Philippe Baril Guérard est romancier, dramaturge, acteur et metteur en scène.
  • Il a notamment publié les romans Royal, Manuel de la vie sauvage et Haute démolition. Il a aussi signé de nombreuses pièces de théâtre, dont Warwick, La singularité est proche et Vous êtes animal.
  • Ses romans Manuel de la vie sauvage et Haute démolition ont été adaptés à la télévision.
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