(Frome) Comment une médecin de famille de Frome, dans le Somerset, a tissé un filet contre la solitude en mobilisant les habitants de sa ville

Frome (prononcer Froume) semble tout droit sortie d’un roman d’Agatha Christie. On imagine très bien Miss Marple débarquer par un matin brumeux pour enquêter sur le meurtre sordide d’un notable du coin. Avec ses cinq églises (la plus vieille datant de l’an 685), sa rue principale qui serpente à travers les vieux édifices de pierres et ses coquets commerces, c’est le genre d’endroit où les gens se saluent dans la rue et se retrouvent au pub pour boire une Guinness. À moins de deux heures de Londres en train, pas surprenant que cette petite ville à échelle humaine blottie au cœur d’une constellation de villages et de hameaux attire les Londoniens en mal d’espace, de verdure et d’esprit communautaire.

Moins célèbre que sa voisine Glastonbury, qui accueille le festival de musique bien connu, Frome a fait la manchette en 2018 non pas pour ses attraits touristiques, mais pour l’exploit d’une médecin de famille qui avait réussi un véritable tour de force : faire diminuer les visites aux urgences de 14 % alors qu’elles avaient augmenté de 28,5 % dans le reste de la région. Tout le monde voulait savoir comment elle avait fait.

« Mon objectif n’a jamais été de faire diminuer les visites aux urgences », lance d’emblée la Dre Helen Kingston, qui me reçoit dans son grand bureau lumineux. La clinique médicale de Frome, qui emploie une centaine de personnes, se trouve à 10 minutes à pied de la rue principale, dans un immeuble tout neuf, voisin de l’hôpital et bordé par un vaste terrain de cricket, le sport national des Anglais.

Ce qui intéresse cette médecin de famille très empathique, ce ne sont pas tellement les statistiques, mais le bien-être de ses patients. Et la Dre Kingston avait l’intuition que ce bien-être passait par une communauté tissée encore plus serré.

PHOTO JAMES BECK, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

La Dre Helen Kingston

Avec les années, j’ai remarqué que les gens qui bénéficiaient du soutien de leur entourage étaient mieux équipés pour surmonter les obstacles liés à la maladie que ceux qui n’avaient pas de réseau. Quand ce soutien disparaît à la suite d’une perte d’emploi, d’un déménagement ou d’un divorce, cela rend la gestion d’une maladie beaucoup plus compliquée.

La Dre Helen Kingston

La Dre Kingston notait aussi que les patients qui venaient la voir le plus souvent n’étaient pas nécessairement plus malades que les autres. Ils se sentaient seuls et ils avaient besoin de parler. « Tout le monde est tellement occupé et court partout, observe-t-elle. Le simple fait d’arrêter pour jaser avec quelqu’un est perçu comme une perte de temps dans nos vies surchargées. On ne veut surtout pas déranger notre fille, notre frère, notre ami… Sans compter l’automatisation qui réduit le nombre de contacts humains dans nos journées. »

Une équipe qui fait le lien

La médecin de famille a donc tenté une expérience. À l’aide d’une modeste subvention (environ 140 000 $), elle a embauché une femme avec de longs états de service en santé communautaire : la dynamique Jenny Hartnoll. Cette dernière a fait l’inventaire de tous les organismes communautaires de la région pour créer une banque de données informatisée accessible sur l’ordinateur de tous les médecins.

« Si j’ai un patient qui souffre d’un problème qui n’est pas médical comme la solitude, un deuil récent, des problèmes de logement… je peux lui parler de cet organisme qui existe et qui pourrait peut-être lui offrir du soutien, m’explique la Dre Kingston. L’idée, c’est de considérer la personne dans son ensemble, de ne pas la résumer uniquement à sa maladie. »

Mais les médecins de famille britanniques ne sont pas différents de leurs consœurs et confrères québécois : eux aussi sont débordés. La complice de la Dre Kingston, Jenny Hartnoll, a donc mis sur pied un petit groupe d’agents de liaison qui se chargent de ce suivi pour les cliniques de Mendip, un district du Somerset. Ceux qu’on appelle les « health connectors » ici, mais « prescripteurs sociaux » ailleurs en Angleterre, sont en quelque sorte le chaînon manquant entre le milieu médical et le milieu communautaire.

« Nos agents travaillent en collaboration avec l’équipe de soins à domicile, avec les travailleurs sociaux et les médecins », m’explique Julie Carey-Downs, qui dirige la petite équipe de « health connectors » de la clinique médicale de Frome. « Avant, j’étais infirmière en psychiatrie. Dans mon équipe, il y a une ancienne enseignante, une ex-infirmière en pédiatrie, etc. Ce qui nous unit, c’est ce désir d’accompagner les gens dans leur quête de bien-être. »

Une brigade citoyenne

Le coup de génie de Frome, c’est d’avoir également mobilisé sa population d’environ 27 000 habitants. « On s’est dit : pourquoi n’offrirait-on pas une formation aux ‟résidants ordinaires” afin qu’ils soient des transmetteurs d’information, eux aussi ? », m’explique Jenny Hartnoll, qui est également consultante au sein de l’Académie nationale de prescription sociale.

PHOTO JAMES BECK, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Jenny Hartnoll, consultante à l’Académie nationale de prescription sociale

Voyez ce barista derrière le comptoir. Disons qu’une cliente échange quelques mots avec lui et lui glisse au passage être veuve depuis peu. Le barista peut simplement lui dire : vous savez qu’il existe ce groupe de soutien ? Vous pourriez appeler à tel endroit…

Jenny Hartnoll, consultante à l’Académie nationale de prescription sociale

Barbiers, policiers, employés de supermarché… Depuis 2013, Jenny Hartnoll a formé plus de 1900 citoyens dans la région. « Ces gens sentent qu’ils font partie de la solution », ajoute la dynamique quadragénaire rencontrée tôt le matin au café du centre des arts Black Swan. Les résidants de Frome lui doivent aussi des cafés-rencontres hebdomadaires ainsi qu’un banc de jasette (talking bench) situé à quelques pas de la bibliothèque municipale. « Une idée que j’ai eue durant la pandémie pour que les gens seuls puissent avoir un lieu de rencontre », précise-t-elle.

Ce qui distingue les agents de liaison communautaires des « health connectors » qui travaillent en clinique, c’est que les seconds sont rémunérés et qu’ils ont même accès au dossier médical des patients ! Ils peuvent consulter les observations du médecin et ajouter les leurs, du genre : « Madame X se sent seule, je lui ai parlé des cafés-rencontres. La femme de Monsieur Y est atteinte d’alzheimer, je lui ai suggéré d’appeler ce groupe de soutien. » « Ce qui fait le succès de notre approche, m’assure la Dre Kingston, c’est le fait que ces agents soient intégrés à l’équipe médicale. Personne ne travaille en silo. »

Visite à l’atelier

Richard Whitehouse ne se souvient plus de qui il a appris l’existence du Men Shed, l’un des nombreux organismes communautaires de la région. Peut-être par un de ces fameux agents formés par Mme Hartnoll ? Toujours est-il que quelques semaines après s’être installé à Frome, où il a déménagé avec sa femme pour se rapprocher de leur famille, Richard rejoignait ce groupe d’hommes qui se réunit une fois par semaine pour bricoler, travailler le bois et… briser la solitude.

Leur local occupe deux étages dans un immeuble un peu à l’écart du village, qui accueille aussi un groupe de femmes, le Women Shed, auquel s’est jointe sa femme, Rosaline. « Ça parle pas mal plus chez les femmes que chez les hommes, me confie cette dernière en riant. Et les conversations sont plus personnelles. »

PHOTO NATHALIE COLLARD, LA PRESSE

Rosaline et Richard Whitehouse au Men Shed, l’un des nombreux organismes communautaires de la région de Frome

Les hommes, plus taiseux, réalisent des petits travaux pour la communauté comme ces cabanes à oiseaux que la Ville leur a commandées. « Ces hommes ont travaillé toute leur vie dans les usines, ils sont à la retraite et pour certains d’entre eux, la Shed représente leur seule sortie », m’explique Richard, lui-même peu loquace. Comme le dit si bien ce message griffonné sur l’ardoise accrochée au mur du grand atelier : « Moins cher qu’une heure de thérapie… »

Une approche à imiter

PHOTO NATHALIE COLLARD, LA PRESSE

Les solutions mises de l’avant à Frome pour contrer la solitude peuvent s’exporter dans une grande ville, croit la Dre Helen Kingston.

Et c’est ainsi, en resserrant les mailles de la communauté et en accompagnant ses patients dans une quête de bien-être, que la Dre Kingston et son équipe ont réussi à faire diminuer le nombre de visites aux urgences. L’approche de Frome, baptisée « communautés de compassion », a fait le tour de la planète. Le New York Times, la BBC et The Guardian, entre autres, sont venus ici pour questionner la médecin de famille qui a aussi accueilli une délégation du 10, Downing Street (l’adresse du premier ministre britannique).

La Dre Kingston a également reçu le prix Points of Light – qui récompense les gens qui font une différence dans leur communauté – des mains de la première ministre de l’époque, Theresa May. Plusieurs pays, dont l’Australie, se sont inspirés de Frome, et Jenny Hartnoll, très sollicitée pour donner des conférences, me dit qu’elle a été en contact avec des gens du Canada, en Colombie-Britannique notamment.

Peut-on importer cette approche, développée dans un petit village, dans une grande ville comme Londres ou Montréal ? « Absolument, me répond la Dre Kingston avec conviction. Chaque grande ville est découpée en quartiers qui sont comme des petits villages eux aussi. N’importe qui peut prendre notre modèle et l’adapter à sa communauté. »