(Londres) De plus en plus de gens se sentent seuls. Au point où plusieurs pays, dont le Canada, considèrent désormais la solitude comme un enjeu de santé publique. Depuis 2018, le Royaume-Uni a même un ministre responsable de la Solitude. Nous sommes allés voir quelles solutions inspirantes, et assez faciles à reproduire, les Britanniques ont trouvées pour combattre cette épidémie silencieuse.

Holly Cooke a toujours rêvé de vivre à Londres. Originaire de Stoke-on-Trent, une ville de taille moyenne au nord de Birmingham, la jeune femme s’est installée dans la capitale après ses études universitaires, impatiente de profiter de ses plaisirs. Mais au bout de quelques semaines, elle a vite réalisé qu’il n’était pas évident de se faire des amis dans cette grande ville. « J’en avais marre de tout faire toute seule », m’explique-t-elle en entrevue. Après quelques tentatives infructueuses sur des applications de rencontres qui offraient l’option « amitié », elle a décidé de lancer son propre groupe.

« J’ai commencé par un message Facebook, une invitation à se réunir dans un restaurant pour aller manger des crêpes, raconte cette digne représentante de la génération Z, aujourd’hui âgée de 26 ans. J’ai demandé à une amie qui habitait à 30 minutes de Londres de m’accompagner au cas où je serais la seule à me pointer. Finalement, nous étions quatre, cinq. J’ai répété l’expérience : chaque mois, nous étions toujours cinq ou six filles. À la fin de la première année, le London Lonely Girls Club comptait 500 membres. »

  • Un rassemblement du London Lonely Girls Club. Ce club compte aujourd’hui 31 000 membres.

    PHOTO FOURNIE PAR LE LONDON LONELY GIRLS CLUB

    Un rassemblement du London Lonely Girls Club. Ce club compte aujourd’hui 31 000 membres.

  • Le club doit organiser cinq ou six activités sociales par mois pour répondre à la demande.

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    Le club doit organiser cinq ou six activités sociales par mois pour répondre à la demande.

  • Holly Cooke, fondatrice du London Lonely Girls Club

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    Holly Cooke, fondatrice du London Lonely Girls Club

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Puis la pandémie est arrivée et c’est comme si quelqu’un avait appuyé sur l’accélérateur. « Au début de l’année 2022, nous étions 10 000 et à la fin, plus de 20 000 ! Aujourd’hui, le club compte 31 000 filles ! Il faut organiser cinq ou six activités par mois pour répondre à la demande », ajoute Holly qui reçoit des invitations pour lancer des sections régionales de son club un peu partout en Angleterre. Sans compter les jeunes hommes qui lui réclament un Lonely Boys Club !

De plus en plus seuls

Londres est loin d’être la seule ville où les gens se sentent seuls. Partout sur la planète, la tendance à vivre en solo progresse, surtout dans les grands centres. Selon l’Étude sociale canadienne réalisée par Statistique Canada, la proportion des gens vivant seuls avait doublé en 20 ans au pays, passant de 5 à 10 % entre 1981 et 2021. Et c’est au Québec que c’est le plus flagrant : presque 1 personne sur 5 (19 %) vivait seule en 2021. De ce nombre, 1 personne sur 10 disait se sentir « toujours ou souvent seule » durant la pandémie.

PHOTO BEN STANSALL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Londres est loin d’être la seule ville où les gens se sentent seuls. Partout sur la planète, la tendance à vivre en solo progresse, surtout dans les grands centres.

À ceux qui croient que la solitude est une expérience réservée aux personnes âgées, détrompez-vous : les jeunes aussi la ressentent. La faute aux écrans ? De plus en plus de jeunes disent avoir de la difficulté à nouer des amitiés.

Selon une étude menée en 2015 auprès de 50 000 jeunes de partout dans le monde pour le compte de la BBC, 40 % des 16 à 24 ans disaient se sentir « souvent ou très souvent » seuls, contre 27 % pour les 75 ans et plus. Un sentiment qui a été exacerbé par les nombreux confinements durant la COVID-19.

Le projet d’une vie

PHOTO FOURNIE PAR LE BUREAU DE KIM LEADBEATER

Kim Leadbeater, députée du comté de Batley and Spen

Le nom de Jo Cox vous dit quelque chose ? La mort de cette élue britannique, abattue en juin 2016 par un suprémaciste blanc alors qu’elle se rendait à une activité politique dans la ville de Birstall, a fait le tour du monde. Au Royaume-Uni, cette députée travailliste était connue pour son engagement et son approche inclusive de la politique, une sorte de version british de Véronique Hivon. Durant son porte-à-porte, Jo Cox avait constaté que les gens ressentaient un grand besoin de parler, qu’elle avait souvent avec eux leur première et seule conversation de la journée.

« Jo a réalisé que la solitude était un vrai problème dans notre pays, m’explique sa sœur, Kim Leadbeater. Elle a décidé de mettre sur pied une commission multipartite pour étudier la question. La solitude est stigmatisée, les gens étaient gênés d’en parler. La commission a lancé une vraie discussion nationale. Malheureusement, Jo n’a pas survécu pour en voir les résultats… »

Le rapport de la commission, déposé à la fin de 2017, a mis la solitude sur la carte en Angleterre. Il recommandait un véritable leadership du gouvernement, des indicateurs pour mieux comprendre le phénomène, un fonds destiné à la recherche et des objectifs clairs pour chaque ministère.

Aujourd’hui, Kim Leadbeater copréside le Groupe parlementaire multipartite sur la solitude avec Tracey Crouch, la première titulaire du ministère de la Solitude nommée par le gouvernement de Theresa May. Sa mission : veiller à ce que les recommandations de la commission soient mises en œuvre.

Cette ancienne professeure d’éducation physique, qui s’est fait élire dans la circonscription autrefois représentée par sa sœur, s’est donné pour mission de poursuivre le travail de son aînée disparue trop tôt, et de lutter contre la montée de la violence dans la société britannique. Car pour elle, il n’y a aucun doute qu’il y a un lien entre les deux.

« Ces gens – comme l’homme qui a assassiné ma sœur – ont tendance à s’isoler », observe la députée, qui me reçoit dans son bureau, à un jet de pierre de Westminster, où siège le Parlement.

Si on ne travaille pas pour construire des communautés dans lesquelles les liens entre les gens sont solides, ça peut nous mener à plein de problèmes : des comportements négatifs ou antisociaux, des crimes et, dans le pire des scénarios, à l’extrémisme.

Kim Leadbeater, députée du comté de Batley and Spen

« Si quelqu’un n’a aucun sens d’appartenance et d’identité qui le rattache à sa communauté, ajoute la députée avec conviction, les groupes extrémistes vont lui en fournir un, croyez-moi. »

Le prix de la solitude

« Nous ne sommes pas égaux face à la solitude », me rappelle Olivia Field, chef des politiques à la Croix-Rouge britannique. L’organisme est très impliqué dans la lutte contre l’isolement et intervient sur le terrain auprès des populations les plus vulnérables.

PHOTO SUSANNAH IRELAND, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Jour de marché pluvieux dans l’est de Londres. « Nous ne sommes pas égaux face à la solitude », rappelle Olivia Field, chef des politiques à la Croix-Rouge britannique. L’organisme est très impliqué dans la lutte contre l’isolement et intervient sur le terrain auprès des populations les plus vulnérables, notamment dans les quartiers défavorisés.

« La solitude frappe deux fois plus fort dans les quartiers défavorisés, poursuit Mme Field. Et elle a des impacts profonds sur les individus. C’est prouvé que les gens qui n’ont pas de réseau social sont moins résilients lorsque survient un coup dur. »

La solitude n’a pas seulement un impact sur notre moral et notre santé mentale, elle a aussi des effets mesurables sur notre santé physique. Une étude financée par le National Institute of Aging, aux États-Unis, souvent citée dans les médias, affirme ainsi que la solitude chronique équivaut à fumer 15 cigarettes par jour. Notre santé cardiovasculaire, notre système immunitaire, nos risques de développer l’alzheimer et même notre espérance de vie sont influencés par la solitude.

« Depuis l’adoption d’une stratégie nationale pour contrer la solitude, chaque ministère doit l’inclure dans son analyse, précise Olivia Field. La solitude doit faire partie des réflexions lorsque vient le temps d’adopter des politiques publiques. En habitation, ça veut dire construire des immeubles qui favorisent les rassemblements et la communauté. En transport, c’est de considérer non seulement les déplacements vers le travail et l’école quand on planifie, mais également les activités sociales. La solitude devient une grille d’analyse en soi. »

L’ami qui vous veut du bien

PHOTO TOBY MELVILLE, ARCHIVES REUTERS

Des équipes de rameurs s’apprêtent à participer à une course sur la Tamise, à Londres. Au Royaume-Uni, un prescripteur social peut accompagner des gens à un premier cours d’art ou à une activité sportive pour briser leur isolement.

Grace Thomas travaille chez One Westminster, une organisation qui chapeaute 200 organismes communautaires ou caritatifs dans l’arrondissement central de Londres. Après des études en psychologie et en sociologie, la jeune femme a découvert la prescription sociale, une approche élaborée au Royaume-Uni dans les années 1990 qui consiste à accompagner les individus plus vulnérables dans leur quête de bien-être. Au lieu de vous prescrire un médicament, on vous « prescrit » une activité, un service, un accompagnement. « La personne nous est envoyée par un professionnel de la santé, habituellement son médecin de famille, m’explique la jeune femme. Nous la rencontrons pour établir ce qu’on peut faire pour l’aider à aller mieux, à être plus heureuse. »

Un prescripteur social vous aidera à trouver les bonnes ressources, mais il peut aussi vous accompagner à un premier cours d’art ou à une activité sportive, question de vous mettre à l’aise. Comme un ange gardien, il marche à vos côtés le temps que vous voliez de vos propres ailes.

« Parfois, notre travail ressemble à celui de l’ergothérapeute, m’explique Grace Thomas, qui gère une équipe de cinq prescripteurs sociaux œuvrant auprès d’une clientèle de jeunes adultes. L’ergo se concentre sur des tâches du quotidien alors que notre intervention est plus large. »

On aide la personne à trouver ce qui va améliorer sa qualité de vie.

Grace Thomas, à la tête d’une équipe de prescripteurs sociaux, de l’organisation One Westminster, qui chapeaute 200 organismes communautaires ou caritatifs dans l’arrondissement central de Londres

Le National Health Service (NHS, l’équivalent de notre ministère de la Santé) forme et rémunère ces prescripteurs sociaux qui travaillent dans les cliniques médicales et les organismes communautaires. Pas besoin de qualifications particulières, il suffit d’avoir envie d’aider ! Il n’y a pas encore d’étude concluante qui montre les effets positifs de la prescription sociale, mais le NHS va de l’avant : l’été dernier, il annonçait l’ajout de 1000 prescripteurs sociaux supplémentaires aux 1600 existants. On comprend que la pénurie de personnel médical n’est pas étrangère à cet engouement, mais ce n’est pas la seule raison qui explique la popularité de cette approche.

De son côté, une petite équipe de chercheurs de l’University College London, une des universités les mieux classées dans le monde, se penche sur la prescription sociale destinée aux jeunes adultes aux prises avec des problèmes de santé mentale. « L’approche avec les jeunes est différente, m’explique Daniel Hayes, un des huit chercheurs qui participent à l’étude. À partir d’un échantillon de 600 jeunes, nous voulons savoir quelles approches sont les plus efficaces pour cette clientèle afin d’améliorer l’accessibilité à ce service. »

L’importance du réseau

Les initiatives britanniques pour combattre la solitude sont reconnues dans le monde. Le Japon a emboîté le pas à l’Angleterre et nommé, lui aussi, son ministre de la Solitude. « Je ne pense pas qu’on puisse l’éradiquer complètement, il y en aura toujours, observe Robin Hewings, directeur des programmes à la Campaign to End Loneliness, un groupe de réflexion entièrement consacré à la solitude. Mais si on n’avait pas mis tous ces programmes en place, il n’y a aucun doute dans mon esprit qu’il y aurait encore plus de gens seuls qu’il y en a aujourd’hui. »

Le mot de la fin revient sans contredit à la Dre Helen Kingston, une médecin de famille rencontrée dans le Somerset, qui me lance ceci : « Demandez-vous combien vous avez de vrais amis qui viendraient vous porter de la soupe ou vous visiteraient la nuit si vous étiez mal en point ? Vous savez, on nous apprend très tôt à nous soucier de notre capital financier, mais peut-être faudrait-il aussi s’occuper de notre capital social… »

En savoir plus
  • 25 %
    Proportion des jeunes Canadiens de 15 à 24 ans qui affirmaient se sentir « toujours ou souvent seuls » en 2021.
    source : Statistique Canada
    15 %
    Proportion des gens âgés de 25 à 34 ans qui disaient se sentir toujours ou souvent seuls en 2021.
    source : Statistique Canada
  • 49 %
    Proportion des personnes disant se sentir toujours ou souvent seules qui ont indiqué que leur santé mentale était passable ou mauvaise.
    source : Statistique Canada
    15 cigarettes par jour
    L’impact de la solitude sur la santé des gens, selon une étude commandée par le National Institute of Aging
    source : National Institute of Aging