Quitter la nuit, le premier film de la Belgo-Québécoise Delphine Girard, présenté à la Mostra de Venise en septembre et à Cinémania en novembre, arrive enfin à la rencontre d’un plus large public la semaine prochaine. Entretien avec la réalisatrice de ce film saisissant qui aborde les violences sexuelles et l’incapacité du système à répondre aux besoins de victimes de celles-ci.

Quand Aly (Selma Alaoui) se retrouve coincée dans une voiture avec Dary (Guillaume Duhesme), un homme qui l’a agressée et qu’elle craint, elle simule un appel à sa sœur afin de contacter discrètement les services d’urgence. Au bout du fil, Anna (Veerle Baetens), l’agente au centre d’appels, l’écoute attentivement. Les destins de ces personnages seront à jamais liés par cette éprouvante nuit.

Si cette amorce vous dit quelque chose, vous avez peut-être vu Une sœur, qui avait concouru à l’Oscar du meilleur court métrage en 2020. Alors que cette première œuvre s’intéressait strictement à la nuit de terreur d’Aly, Quitter la nuit – dont les 15 premières minutes sont en fait celles du court métrage – met aussi en scène ses répercussions. Au cœur du récit : le processus judiciaire que la survivante traverse non sans embûches et le quotidien de Dary, pompier qui retourne chez sa mère (bouleversante Anne Dorval) en attendant le procès. La Québécoise, bien qu’elle assure un rôle secondaire, est fidèle à son instinct dramatique et livre une performance tout en nuances.

« Le court a eu un beau parcours, mais moi, je sentais que les personnages restaient beaucoup dans ma tête. C’est comme si leur histoire n’était pas complètement clôturée », explique Delphine Girard. En résulte une œuvre cinématographique accomplie, dont la narrativité nous hypnotise et nous trouble. Les retours dans le passé et la dilatation graduelle du temps, des choix « très fortement dictés par la réalité du système judiciaire », sont remarquablement exécutés. « J’ai voulu montrer que les vies sont parfois traversées par des moments de thriller, où chaque seconde devient extrêmement longue. Et puis après, le quotidien reprend », indique Delphine Girard, rencontrée lors de son passage à Cinémania, l’automne dernier.

« Explorer l’après-coup »

C’est le mouvement #moiaussi qui a déclenché chez la cinéaste une réflexion sur les conséquences que peut avoir une telle nuit. « J’ai écouté autour de moi, je me suis renseignée sur plein de choses et j’avais la sensation que je devais explorer l’après-coup plus que le moment de frayeur », précise-t-elle.

PHOTO FOURNIE PAR ENTRACT

Guillaume Duhesme

Pour nourrir sa création et faire un film rigoureux, Delphine Girard est allée rencontrer des policiers, des avocats, des victimes et a assisté à des procès pour agression sexuelle. Elle a même fait appel à une agente de centre d’appels pour être conseillère sur le plateau de tournage. « Je pense que j’étais assez naïve au départ. Je voyais bien les défaillances du système, mais je n’avais pas encore réalisé qu’il n’y a juste pas de but de réparation en justice pénale », raconte-t-elle.

Je crois que c’est un système qui est en place depuis tellement longtemps qu’il est dur à remettre en question. Mais traiter d’agressions sexuelles comme de vols de sacs à main, ça n’a pas de sens.

Delphine Girard

D’où l’idée de montrer un personnage de femme qui refuse de se soumettre aux injonctions du système de justice. Aly est beaucoup plus préoccupée par sa réparation et sa guérison que par le respect des demandes formulées par la Cour. « Les victimes parfaites n’existent pas et c’est assez brutal de devoir se surjouer, affirme la réalisatrice. J’ai parlé avec des victimes qui ont vécu une trajectoire similaire et elles me disaient avoir la sensation que si elles n’étaient pas effondrées, elles ne seraient pas entendues. »

PHOTO FOURNIE PAR ENTRACT

Selma Alaoui dans Quitter la nuit

Triangulation des points de vue

En écrivant son film, Delphine Girard était animée d’une ferme intention de montrer les teintes de gris. Même si son point de vue « est très clair sur ce que [Dary] a fait », elle voulait aussi montrer qu’il est parallèlement un fils, un frère, un humain. « Les vrais monstres n’existent malheureusement presque pas. Ce serait beaucoup plus facile si c’était le cas », lance-t-elle.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Delphine Girard

Si on n’invite pas cette complexité dans la discussion, on ne pourra pas s’attaquer au problème. [Dary] ne correspond pas à l’idée qu’on se fait d’un agresseur, mais il a agressé quelqu’un. Qu’est-ce qu’on fait avec ça ?

Delphine Girard

C’est pour fournir un troisième point de vue à l’histoire que le personnage d’Anna, l’agente du centre d’appels, occupe une place importante dans le récit. Parce que même si le système a ses failles, les gens sont souvent bien intentionnés, assure la réalisatrice. « Anna, pour moi, c’est nous tous face à des histoires comme ça. Elle est très habitée par l’appel téléphonique, mais ressent une certaine impuissance », explique-t-elle.

Delphine Girard espère évidemment que son film fera réagir et provoquera des discussions lors de son passage sur les écrans québécois. Mais elle en a déjà une bonne idée. « On m’a souvent dit : “Le film est très important et résonne chez nous.” Mais on m’a dit ça dans chaque pays où le film est allé. Je pense que malheureusement, c’est d’actualité partout. »

En salle le 8 mars