Scénarisé par Jacques Davidts, d’après le récit autobiographique de Kim Thúy sur son arrivée à Granby avec sa famille, trois ans après la fin de la guerre du Viêtnam, Ru prend l’affiche aux quatre coins du Québec. Nous avons profité de l’occasion pour en discuter avec le cinéaste Charles-Olivier Michaud.

À quel moment es-tu arrivé dans le projet ?

Je suis arrivé tôt, en 2017. La moitié du scénario était écrite ; autant le scénariste Jacques Davidts, le producteur André Dupuy que Kim Thúy, on cherchait quelqu’un pour donner une direction au projet. Je n’aime pas les films où l’on raconte la vie de quelqu’un du berceau au cercueil. Il y a quelques années, j’avais vu Jackie, de Pablo Larrain, un drame biographique se déroulant sur une semaine. On y découvrait toute la vie de Jacqueline Kennedy, mais d’une façon contenue. C’était ça que j’avais envie de faire, donc en adaptant Ru, j’ai dit qu’on n’allait pas faire tout ce qu’il y avait dans le livre. À un moment donné, on a décidé qu’on allait faire les deux ou trois premiers mois de leur vie au Québec.

Au cours de ta carrière, tu as filmé l’Asie, la guerre et l’hiver, tu t’es aussi intéressé à l’immigration, est-ce pour ces raisons que tu as eu envie de réaliser Ru ?

Au-delà de la guerre, ce qui me passionnait le plus là-dedans, c’était d’aller créer le Québec comme une terre exotique. Très vite, Kim m’a dit qu’on parlait de tourner au Viêtnam ; je lui ai dit que je ne voulais pas parce que pour moi, c’était leur quotidien, ils connaissaient ça. Ce qu’ils ne connaissaient pas, c’était le Québec, la neige, l’inusité québécois. Ce que je voulais, c’était de faire ressortir le Québec à travers les yeux d’une petite fille qui découvre le monde. J’adore l’hiver et j’ai beaucoup tourné en hiver ; Snow and Ashes, Exile et Ru ont été tournés en hiver. Finalement, je filme la guerre et la neige.

Le film est construit comme le livre, qui est une suite de fragments. La scène des portraits, qui est la préférée de Kim Thúy, évoque des instantanés, un album photo.

Dans le roman, le personnage fait part de ses observations ; c’est comme un livre photo sans photo. Que ce soient les Girard, qui ont accueilli sa famille à Granby, la petite Johanne qui parle tout le temps, sa cousine, les jeunes soldats vietnamiens : ils font tous parie du subconscient de Kim, qui n’a pas écrit son livre à 11 ans, mais 30 ans plus tard. Je voulais donc voir ce qui l’a habité jusqu’à ce qu’elle écrive son roman.

PHOTO FOURNIE PAR IMMINA FILMS

Kim Thúy lors du tournage de Ru

Les portraits, c’était ton idée ou celle de Jacques Davidts ? D’ailleurs, c’est lui qui a signé le scénario et les dialogues, mais quelle est ta contribution à l’écriture ?

C’était mon idée, les portraits. En fait, c’est un processus d’équipe qui a duré plusieurs années, mais à un moment donné, il a fallu que je m’approprie le scénario et que je raconte ce que j’avais envie de raconter. Pendant la pandémie, j’ai publié un livre très personnel, Deux kilomètres carrés, avec des textes d’Anna Mouglalis et Pascale Bussières que j’ai dirigées dans Anna. C’est une série de portraits pris dans mon quartier, le Plateau Mont-Royal, avec une caméra de bois 8 x 10. J’entrais chez les gens et je les prenais en photo dans leur univers, comme dans Ru. En faisant ce projet-là, j’ai découvert chez ces gens une intimité, une proximité avec l’humain qui fait partie de mon processus créatif. J’ai voulu mettre ça dans le film pour tous ceux qui font partie de l’esprit de Tinh. L’idée derrière ça, c’est qu’on est tous humains, tous égaux ; on n’est pas que méchants ou que bons. »

D’ailleurs, ce qui surprend dans le film, c’est que Tinh, l’alter ego de Kim Thúy jouée par Chloé Djandji, ne parle pas. Elle est souvent cadrée de près, elle observe ce qui se passe autour d’elle, mais réagit très peu à ce qu’elle voit. D’où vient l’idée d’imposer une figure centrale mutique sans avoir recours à la voix hors champ d’une narratrice ?

La voix vient des gens qu’elle rencontre qui vont faire jaillir des souvenirs ; ça devient alors comme une rêverie éveillée. J’ai toujours fait des films où les gens sont très silencieux. Au début du livre, elle dit qu’elle était l’ombre de sa cousine, qu’elle ne parlait pas, que les gens parlaient pour elle. Je ne voulais pas faire Kim Thúy en 2023 ; jeune, elle n’était pas du tout comme aujourd’hui. Au-delà du parcours de l’immigration, pour moi, Ru, c’était la naissance d’une artiste. L’art qui fait partie d’elle, de son cœur, n’a pas eu le choix d’exploser à cause des circonstances qu’elle a vécues. Si elle était restée au Viêtnam, peut-être que Kim ne serait pas devenue écrivaine.

En salle