Qui est l’auteur d’un film ? Quand le cinéaste est à la fois réalisateur et scénariste, il n’y a pas de doute possible. Mais lorsque le film est l’adaptation de l’œuvre d’une célèbre romancière par un scénariste chevronné, adaptation à laquelle un réalisateur inspiré a ajouté plusieurs dialogues, c’est moins clair.

Le scénariste Jacques Davidts (Polytechnique, Les Parent, Les mecs) travaille depuis des années à l’adaptation de Ru de Kim Thúy. Le producteur André Dupuy (Aveux, Piché : entre ciel et terre) a acquis les droits d’adaptation du roman alors qu’il était client du restaurant – sur le point de fermer – de Kim Thúy. C’était avant que le livre ne connaisse le succès que l’on sait : quelque 850 000 exemplaires vendus dans une quarantaine de pays.

Dupuy a proposé il y a une douzaine d’années à Jacques Davidts, qui n’avait pas encore lu le roman, d’adapter ce récit que l’on disait « inadaptable ». Il a rapidement accepté. Il a rencontré Kim Thúy plusieurs fois, il a mangé chez elle, ils ont fraternisé.

Davidts a acheté plusieurs exemplaires de Ru, en a détaché les pages pour les rassembler en ordre chronologique sur un mur, et il a écrit son scénario.

Plusieurs cinéastes, dont Jean-Marc Vallée, Philippe Falardeau et Anaïs Barbeau-Lavalette, ont été sollicités, mais c’est finalement à Charles-Olivier Michaud (Snow and Ashes, Anna, Boomerang) que l’on a confié la réalisation de ce film attendu, qui prend l’affiche vendredi. À la suggestion de Jacques Davidts…

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Jacques Davidts

On peut comprendre, dans ces circonstances, que le scénariste ait été piqué au vif en constatant qu’il n’était pas ou peu question de lui dans la couverture médiatique entourant la sortie de Ru. Ce qui a pu donner l’impression que Charles-Olivier Michaud était le principal auteur du film. « Voir quelqu’un d’autre s’approprier mon travail me semble un manque de respect flagrant », a-t-il écrit il y a quelques jours sur Facebook.

« Je ne veux pas en faire une bataille d’ego, précise Jacques Davidts, qui a souhaité recadrer les choses en entrevue. Mais ça faisait six ans que j’étais sur le projet quand Charles-Olivier est arrivé. Il a réalisé le film et donné un coup de main au scénario. Est-ce qu’on peut faire en sorte que je ne sois pas complètement évacué ? Je trouve ça blessant, pas seulement pour moi, mais pour l’ensemble des scénaristes. »

Plusieurs scénaristes, et pas les moindres, ont soutenu Davidts sur Facebook ces derniers jours en rappelant que les scénaristes sont trop souvent « oubliés » dans la promotion des films québécois. On parle plus volontiers des réalisateurs que des scénaristes dans les médias et l’on privilégie souvent (mea culpa) l’expression « un film de » à « un film réalisé par », même lorsque le cinéaste n’a pas signé le scénario.

« Tout le monde comprend, moi le premier, qu’un film appartient à son réalisateur, reconnaît Jacques Davidts. J’écris un livre de recettes. Après, tu peux décider d’ajouter un peu plus d’œufs, de beurre, de farine, ou de ne pas mettre de cannelle. Ça fait assez longtemps que je fais ce métier pour comprendre que c’est normal, parce que le cinéma, ça reste un effort de groupe. »

Ce que Davidts digère mal, c’est d’avoir l’impression d’être exclu de l’équation. « Charles-Olivier a mis le film à sa main, et je n’ai aucun problème avec ça, répète-t-il. Mais il n’a pas écrit le film. Il a réalisé l’adaptation. Ce qu’il a modelé et changé, avec tout ce qui arrive quand on se frotte au réel, c’est autre chose et c’est normal. »

Le cas de Ru est particulier en ce sens qu’au moment où le tournage devait s’amorcer en Asie au printemps 2020, la pandémie a empêché tout déplacement. Il a fallu réécrire plusieurs scènes, en recentrant le récit autour de l’exotisme que représente le Québec en hiver pour cette famille vietnamienne réfugiée. Une idée de Charles-Olivier Michaud, qui s’est chargé des modifications.

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Charles-Olivier Michaud

Michaud, qui n’est pas sur les réseaux sociaux, a été surpris d’apprendre la réaction courroucée de Jacques Davidts sur Facebook. « Je l’accepte, mais je m’en désole, dit le réalisateur, joint cette semaine à Chicoutimi en pleine promotion du film. On célèbre Ru parce que c’est le travail de plein de gens. Au final, Ru, ce n’est pas moi, ce n’est pas Jacques ni André Dupuy, qui fait partie du projet depuis sa genèse et même avant ! »

Le réalisateur se défend de s’être approprié le travail du scénariste. Il affirme que Jacques Davidts lui a souvent dit qu’il cherchait un réalisateur qui enrichirait le projet grâce à sa propre vision.

Le cinéma au Québec, c’est l’art de la créativité et de l’inventivité, mais aussi du compromis. On n’a pas les moyens de nos ambitions. On n’a pas le choix de faire des compromis parfois déchirants.

Charles-Olivier Michaud, réalisateur

Jacques Davidts reconnaît qu’il a lui-même souhaité ne pas faire partie de la campagne de promotion du film. Il est en pleine écriture d’une série en développement pour Radio-Canada sur le rapport à la mort (et notamment l’aide médicale à mourir).

Je lui fais remarquer que certains pourraient, à la veille de la sortie de Ru, l’accuser de tenter de torpiller le film. « Je ne veux pas torpiller le film ! insiste-t-il. Je suis content du film. C’est un bon film populaire. Je pense que les gens vont aimer ça et c’est ce que je veux. Mais on est un trop petit marché pour que les institutions acceptent l’hégémonie des réalisateurs aux dépens des scénaristes. »

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Kim Thúy

Il est difficile de nier ce paradoxe dans le financement public de notre cinéma. Les organismes subventionnaires scrutent à la loupe le travail des scénaristes, qui doivent généralement soumettre plusieurs versions de leur scénario. La SODEC et Téléfilm Canada accordent ensuite des fonds sur la foi de ce scénario (alors que le cinéma, pour paraphraser Denis Villeneuve, c’est ce qu’il y a dans les espaces entre les paragraphes).

Une fois le financement obtenu par la production, le réalisateur peut plus ou moins modifier le scénario à sa guise. « Le scénario peut à la limite prendre le bord et le scénariste être complètement largué. Ça me rend perplexe », résume Jacques Davidts, qui souhaite que différents organismes, dont ceux qui défendent les droits des scénaristes, se penchent sur cette question.

Je le comprends. Je comprends aussi Kim Thúy d’être déçue par la tournure des évènements, au moment même où Ru prend l’affiche. « C’est vraiment dommage, dit-elle. Dans mon cœur à moi, ç’a été une expérience extraordinaire avec Jacques. Je suis triste parce que je parle tellement souvent de Jacques que ses oreilles doivent siller ! »

Une chose sur laquelle on peut s’entendre, c’est que sans l’autrice Kim Thúy, il n’y aurait pas de Ru.

Ru sort en salle vendredi.