Dans Ru, adaptation du roman de Kim Thúy par Charles-Olivier Michaud, la nouvelle venue Chloé Djandji incarne Tinh, mutique alter ego de la romancière, de son départ du Viêtnam jusqu’à son arrivée à Granby en passant par un camp de réfugiés en Malaisie. La Presse a rencontré les deux artistes.

Aux yeux de Kim Thúy, Chloé Djandji était l’actrice idéale pour incarner Tinh, 10 ans, fille issue d’une famille aisée de Saïgon forcée de quitter le Viêtnam avec ses parents (Chantal Thuy et Jean Bui) et ses deux petits frères en 1978. Et pourtant, la nouvelle venue âgée de 13 ans est bien différente de l’alter ego de la romancière qui évolue dans Ru, long métrage de Charles-Olivier Michaud, scénarisé par Jacques Davidts, d’après le roman paru chez Libre Expression en 2009.

« J’aurais aimé avoir la même assurance que Chloé quand j’étais jeune, affirme Kim Thúy en couvant du regard la jeune actrice. À un moment donné, sur le plateau, elle m’a dit : “Tu sais, je parle trois langues, mais Charles-Olivier ne veut jamais que je parle !” »

« J’étais tellement déçue parce que moi, j’aime beaucoup ça, parler, confirme Chloé Djandji. C’était comme un défi de ne pas parler pendant les 34 jours du tournage, sauf entre les prises. »

Alors que le roman est raconté de manière fragmentée par Tinh à l’âge adulte, à l’écran, les souvenirs de Tinh émergent également par fragments, mais la jeune fille prononce à peine quelques mots. En fait, toutes les émotions qu’elle exprime se lisent dans ses yeux et sur son visage.

« L’explication que j’ai donnée à Chloé est très simple, raconte la romancière. Quand je suis arrivée ici, je ne parlais pas français. En plus, j’étais très timide. Trois ans après la guerre, le Vietnam est tombé dans le silence total. On n’avait plus le droit d’écouter de la musique, de s’exprimer, d’être. On oublie comment trois ans à vivre comme ça, c’est assez pour former une petite fille. Pendant le processus de scénarisation, par exemple, j’expliquais à Jacques et à Charles-Olivier que Tinh ne pouvait pas se débattre quand sa mère traite ses poux. Ils m’ont vraiment ramenée à ce que j’étais. »

Une deuxième naissance

À preuve, quand l’autrice de Ru a contacté son amie d’enfance Johanne (Mali Corbeil-Gauvreau), la fille du couple québécois (Karine Vanasse et Patrice Robitaille) ayant accueilli sa famille, cette dernière ne l’a pas reconnue tout de suite.

« Johanne n’avait jamais entendu ma voix, dévoile Kim Thúy. Quand on est allées prendre un café, elle m’a aussi dit qu’elle ne reconnaissait pas du tout mes gestes. Quand j’étais petite, j’étais complètement dépassée par les évènements, je ne bougeais pas comme aujourd’hui. J’ai toujours dit que Granby, c’était le lieu de ma seconde naissance ; dans le film, Tinh est donc comme un bébé qui sort du ventre de sa mère. C’est donc pour ça qu’on a imposé le silence à Chloé, mais ce qui est magnifique, c’est qu’elle a joué avec tout le reste. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Cholé Djandji

« La vraie Johanne fait partie de ma famille ! C’est la nièce de la marraine de mon père ! s’exclame fièrement Chloé Djandji. Je suis arrivée au Québec il y a trois ans, mais la moitié de ma famille est québécoise. Tous les étés, je revenais au Québec ; j’étais alors obligée de parler vietnamien, français et anglais. Au Viêtnam, j’allais dans une école française. Mon père me parlait tout le temps en français et ma mère, tout le temps en vietnamien ; quand on parle ensemble, c’est en franglais vietnamien. »

« Avec Chloé, on n’a pas du tout vécu les mêmes choses, elle n’est pas arrivée au Québec dans le même contexte », poursuit Kim Thúy.

Comme moi, Chloé possède les deux cultures, mais la culture vietnamienne est très ancrée en elle. Elle comprend la culture vietnamienne de l’intérieur, donc en une seconde, elle a intégré le personnage de Tinh, sa façon de bouger, de regarder les gens, son langage corporel, son humilité. Son corps suivait ses émotions.

Kim Thúy

Culture du silence

Même si Chloé Djandji est née au Viêtnam, avant d’écouter la version audio de Ru, elle en connaissait très peu sur la guerre du Viêtnam, qu’on appelle la guerre américaine là-bas, sur les traumatismes de la guerre, sur les conditions insalubres des embarcations de fortune et des camps de réfugiés en Malaisie.

« Dans ma famille, on est très ouverts, on parle de tout, confie l’interprète de Tinh. Au Viêtnam, la séparation du pays, la guerre, les boat people, c’est une histoire que le pays veut oublier. Il y a un musée de la guerre, mais on n’y parle que de la victoire du Viêtnam du Nord ; la défaite du Viêtnam du Sud, on n’en parle pas. À l’école française où j’allais au Viêtnam, on n’enseignait pas l’histoire du Viêtnam, seulement l’histoire française. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Chloé Djandji et Kim Thúy

Kim Thúy, dont le roman Ru n’est pas sorti au Viêtnam, aborde alors le problème de la censure dans son pays d’origine. Elle dévoile même que si le film obtient du succès, ni elle ni Chloé Djandji ne pourront retourner au Viêtnam.

« Il y a quelques jours, j’ai rencontré une Vietnamienne qui s’est établie au Québec il y a huit ans ; elle m’a dit que c’était ici qu’elle découvrait l’histoire du Viêtnam. Elle n’avait jamais entendu l’expression boat people. Le problème qu’on a avec le Viêtnam aujourd’hui, c’est qu’on n’a pas cette ouverture-là, on ne veut pas entendre cette histoire. »

Touchée par l’histoire de ses grands-parents, les uns ayant fui vers le Viêtnam du Sud lors de la partition du Viêtnam en 1954, les autres ayant été chassés de la Syrie à cause du coup d’État de 1963, Chloé Djandji avait à cœur de raconter un pan de l’histoire de son pays : « Tout ce que je sais de mes grands-parents, je veux le garder en tête afin de le transmettre à mes enfants parce que ça fait partie de l’histoire de notre famille et il faut en parler. Ru parle de la guerre du Viêtnam, mais parle aussi de la famille, donc ça va toucher plein de gens. »

« Le 30 avril 1975, c’est la fin de la guerre américaine. Au Viêtnam, on fête la réunification du pays ; à l’extérieur du Viêtnam, on pleure la chute de Saïgon. C’est le même évènement, mais ce jour-là, on ne parle pas des boat people, de ceux qui sont partis. Quand mes parents mourront, on n’aura plus de témoins adultes de l’évènement », dit Kim Thúy.

En salle le 24 novembre