En mai dernier au Festival de Cannes, au moment de recevoir la Palme d’or pour le remarquable Anatomie d’une chute, qui prend l’affiche ce vendredi au Québec, la cinéaste française Justine Triet a profité de sa tribune pour tirer à boulets rouges sur le gouvernement Macron, devant 3 millions de téléspectateurs.

« La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française, cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui », a déclaré la cinéaste de 45 ans en acceptant son prix.

La riposte du gouvernement Macron a été immédiate. La ministre de la Culture française, Rima Abdul-Malak, a qualifié le discours « d’extrême gauche » de Justine Triet d’« ingrat et injuste ». Vexée, la première ministre Élisabeth Borne refusait encore fin septembre, alors que plus de 1 million de Français avaient déjà vu le film, de découvrir Anatomie d’une chute, estimant que sa réalisatrice devait « revoir son rapport à la réalité ».

Et tant pis pour la troisième femme seulement en 76 ans d’existence du Festival de Cannes à remporter une Palme d’or…

« Je pense que ç’aurait été intéressant d’aller voir le film pour justement vraiment voir mon “rapport à la réalité”, pour reprendre les termes d’Élisabeth Borne, m’explique Justine Triet en entrevue. Je pense que ce sont des gens qui, à mon avis, ne s’intéressent pas énormément à ce dont je parlais réellement dans mon discours. »

Les premiers films de Justine Triet, des courts métrages singuliers, ont été tournés avec trois bouts de ficelle. À Cannes, l’autrice-cinéaste a dédié sa Palme d’or à tous les jeunes réalisateurs et réalisatrices qui n’arrivent pas à tourner. « J’ai pu faire ma place il y a 15 ans dans un monde un peu moins hostile, où il était encore possible de se tromper et de recommencer », a déclaré la diplômée en peinture de l’École des beaux-arts de Paris.

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Justine Triet

On est encore dans une situation privilégiée en France, évidemment, par rapport à l’ensemble du monde. Mais je pense qu’il n’y a pas forcément de vision sur la culture qui soit très forte.

Justine Triet, réalisatrice

À défaut de plaire au gouvernement français, Anatomie d’une chute, brillant drame judiciaire, est devenu un succès populaire et critique dans l’Hexagone en plus de recevoir un accueil à l’avenant à l’étranger. Aux États-Unis, certains prédisent au film une présence aux Oscars, même s’il n’a pas été retenu par la France pour concourir à l’Oscar du meilleur film international, un comité lui ayant préféré le plus académique La passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung.

Suicide ou homicide ?

Anatomie d’une chute raconte l’histoire de Sandra (formidable Sandra Hüller), une écrivaine accusée du meurtre de son amoureux Samuel (Samuel Theis), trouvé mort devant leur maison en haute montagne par Daniel (Milo Machado Graner), leur fils malvoyant de 11 ans.

S’agit-il d’un homicide ou d’un suicide ? Samuel s’est-il défenestré ou a-t-il été poussé vers la mort ? Sandra clame son innocence, mais même son avocat, un vieil ami, semble nourrir des doutes et son propre fils, qui assiste au procès, finit par ne plus savoir départager le vrai du faux.

Justine Triet avait déjà campé une partie du récit de son deuxième long métrage, Victoria (avec Virginie Efira, dans un registre plus comique), au tribunal. « Je trouve que c’est intéressant comme cadre, pour finalement traquer non pas forcément les détails du whodunnit – ou de si elle l’a fait ou pas –, mais plus pour observer les choses assez quotidiennes du couple, qui seraient peut-être plus banales ou plus pénibles à regarder si ce n’était pas à l’intérieur d’un procès. »

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Milo Machado Graner, Sandra Hüller, Justine Triet et Swann Arlaud à Cannes

On comprend assez vite que cette Anatomie d’une chute, titre à double sens, est aussi l’autopsie d’un couple. Samuel, un écrivain français qui ronge son frein, s’occupe de son fils au quotidien pendant que sa compagne, d’origine allemande, connaît un succès international. Il se sent en déséquilibre alors qu’elle a l’air imperturbable. Il semble envieux de son succès et du temps qu’elle s’accorde pour écrire ; elle lui en veut d’avoir forcé leur famille à s’établir dans les Alpes de son enfance et de vivre dans sa langue.

Justine Triet, qui a coscénarisé Anatomie d’une chute avec son amoureux Arthur Harari (qui avait aussi coscénarisé son précédent film, Sybil), explore les tensions dans le couple depuis son premier long métrage, l’excellent La bataille de Solférino, dans lequel son compagnon tenait un rôle de soutien. Arthur Harari, cinéaste à qui l’on doit notamment Diamant noir (avec Niels Schneider), incarne le célèbre avocat Georges Kiejman dans Le procès Goldman de Cédric Khan, film d’ouverture du 29e festival Cinémania.

Justine Triet avait envie non seulement de raconter un couple qui se délite, mais aussi de le faire sans éviter la médiocrité, précise-t-elle. « C’est-à-dire que je crois qu’il fallait vraiment aller aussi dans des endroits qui n’étaient pas forcément très beaux ni très chics. Il fallait vraiment plonger dans quelque chose d’assez laid et d’assez honteux. »

Une scène pivot du film, un retour en arrière sur une dispute extrêmement tendue, a nécessité une cinquantaine de versions, avoue la cinéaste. « Pendant très longtemps, je n’étais pas contente du résultat. Je me disais : “Mais c’est raté ! Le film va être raté parce que je n’aime pas ces personnages.” Et à un moment donné, on a trouvé une façon d’entrer dans la scène, avec Arthur, avec cette idée du temps volé à l’autre. Après, on s’est dit qu’il y a toujours dans une dispute l’un des deux qui a plus envie de se disputer que l’autre. »

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Milo Machado Graner dans Anatomie d’une chute

Cette scène très forte sur les concessions et les compromis de la vie de couple – ils parlent l’anglais, qui n’est la langue maternelle ni de l’un ni de l’autre – vire à l’escalade de reproches. Tout sauf manichéen, subtil et brillant, cet affrontement (qui rappelle le cinéma de John Cassavetes) permet à la fois de mieux comprendre le ressentiment de Samuel et de Sandra, et de se ranger tour à tour à leurs arguments.

« Je donne quand même le dernier mot à Sandra, précise Justine Triet, mais c’est vrai qu’on a essayé d’être équitables et de donner raison à chacun. »

Évidemment, au procès, comme c’est face aux yeux de la société, l’attitude assez dominatrice de Sandra va se retourner contre elle. Et c’est aussi ça qui est passionnant finalement. C’est de se dire que quand une femme se met à bouffer l’espace, et peut-être à faire ce que la majorité des hommes font dans l’autre sens, c’est moins accepté et c’est plus critiqué.

Justine Triet, réalisatrice

Anatomie d’une chute, qui puise davantage son récit dans le doute que dans les certitudes, pose plus de questions qu’il n’offre de réponses. Qu’a pu voir et entendre Daniel (formidable Milo Machado Graner) ? Dans une scène d’une originalité formelle inoubliable, le fils témoigne en cour d’une discussion qu’il a eue avec son père avant d’en tirer des conclusions. A-t-il raison, a-t-il tort ?

« Les enfants, d’une certaine façon, ne savent jamais qui sont leurs parents, croit Justine Triet. Je pense que cette idée-là sous-tend tout le film : que nos parents nous échappent et qu’il faut nous-même reconstituer l’histoire pour comprendre réellement qui ils sont. Que Daniel soit aveugle est venu de l’idée de le mettre dans la même position que nous. C’est-à-dire qu’on a raté quelque chose et lui aussi a raté quelque chose. Et on va devoir faire avec ces manques. »

Afin de combler le vide et lire entre les lignes de ce film magnifiquement énigmatique.

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