Dans Anatomie d’une chute, drame judiciaire aux accents de thriller grâce auquel elle est devenue la troisième femme à remporter la Palme d’or, Justine Triet met en scène une romancière qui, soupçonnée du meurtre de son mari, est jugée en présence de son fils malvoyant.

Dans ses précédents longs métrages, La bataille de Solférino (2013), Victoria (2016) et Sybil (2019), Justine Triet semblait poser, sous le couvert de la comédie dramatique, les bases d’Anatomie d’une chute. Relation de couple conflictuelle, masculinité toxique, charge mentale, vie privée vampirisée au profit de la fiction, échec professionnel : ayant exploré ces thèmes dans de pétillants portraits de femmes au bord de la crise de nerfs, la cinéaste, qui cosigne le scénario avec Arthur Harari, y revient pour décortiquer avec une précision chirurgicale un couple à la dérive.

Romancière allemande reconnue, Sandra Voyter (Sandra Hüller, excellente) vit depuis un an dans un chalet à la montagne, à quelques kilomètres de Grenoble, avec son mari Samuel Maleski (Samuel Theis), ex-professeur à Londres, et leur fils de 11 ans Daniel (Milo Machado Graner, prodigieux), devenu malvoyant à la suite d’un accident. Dans cette famille franco-allemande, on utilise l’anglais pour communiquer.

Tandis qu’elle reçoit une étudiante (Camille Rutherford), Sandra est contrainte de reporter l’interview lorsqu’une reprise de P. I. M. P. de 50 Cent par le groupe allemand Bacao Rhythm & Steel Band retentit à tue-tête. Bien qu’elle explique calmement à son invitée qu’il s’agit de son mari qui travaille au grenier, un léger agacement transparaît dans sa voix et sur son visage. Peu de temps après, en revenant d’une promenade avec son chien, Daniel découvre son père gisant dans la neige, le crâne ensanglanté. Défenestration accidentelle, volontaire ou criminelle ?

Nous ayant habitués à des mises en scène toniques, Justine Triet opte ici pour la sobriété. Dès l’arrivée des policiers sur les lieux du drame, le regard se fait distant, fixe, froid, à la recherche du moindre indice. Multipliant les plans en plongée sur l’endroit où est tombé le corps, elle suggère jusqu’à donner le vertige l’impact de la chute.

Étonnamment, elle tourne certains plans à hauteur de chien, épousant la nervosité de l’animal, comme s’il était le seul être à avoir deviné ce qui s’était passé, comme s’il tentait d’en faire part à son jeune maître. Le spectateur comprend alors que la présence du chien n’est pas accessoire et qu’il deviendra un élément clé dans la suite des choses.

PHOTO FOURNIE PAR ENTRACT

Sandra Hüller dans Anatomie d’une chute

Un an plus tard, Sandra, soupçonnée du meurtre de Samuel, est jugée en présence de son fils à qui l’on a affecté une travailleuse sociale (Jehnny Beth). Défendue par un ami, le réservé maître Vincent Renzi (Swann Arlaud, impeccable), Sandra, femme de mots, devra plaider sa cause dans une langue qu’elle maîtrise mal, celle de Molière, face au redoutable avocat général (Antoine Reinartz, arrogant à souhait). Unique témoin des évènements ayant précédé le drame, Daniel devra choisir son camp.

Encore une fois, Justine Triet surprend par sa manière d’exploiter les lieux. S’éloignant des drames judiciaires spectaculaires à l’américaine, elle filme le tout de manière organique. Les mouvements de caméra se font plus fluides, parfois plus nerveux, tantôt à la recherche de la moindre expression sur un visage, tantôt pour capter le chaos qui tente de s’immiscer entre les parties.

Lorsqu’elle n’emprunte pas directement le point de vue de l’enfant sur l’assemblée, c’est à travers l’imaginaire de ce dernier qu’elle fait revivre de douloureux moments du passé, telle cette dispute entre ses parents que Samuel a enregistrée et que la poursuite présente pour incriminer Sandra.

S’il évoque Force majeure, de Ruben Östlund, pour ses paysages hivernaux hostiles et ses huis clos anxiogènes, Anatomie d’une chute s’en rapproche également par son analyse brillante et nuancée des rapports de force existant au sein d’un couple. À l’instar du couple de Fair Play, de Chloe Domont, la carrière de la femme est en pleine ascension et celle du mari sur le déclin.

Les mots durs et cruels que Sandra et Samuel s’échangent traduisent à la fois l’envie, la déception et la frustration que tous deux ressentent. D’une réplique à l’autre, les rôles s’inversent, passant de bourreau à victime, et vice versa. D’une rare authenticité, la confrontation du couple rend impossible de savoir qui a tort, qui a raison. Et lorsque le verdict tombe, c’est l’ambiguïté la plus totale qui règne. Au spectateur le grand plaisir d’y trouver sa vérité.

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Anatomie d’une chute

Drame

Anatomie d’une chute

Justine Triet

Sandra Hüller, Milo Machado Graner, Swann Arlaud

2 h 31 En salle

9/10