(VENISE) Le cinéaste grec Yorgos Lanthimos signe depuis une quinzaine d’années des films uniques, à l’humour étrange et particulier. Son nouveau long métrage, Poor Things, ne fait pas exception. C’est peut-être son œuvre la plus tordue et déstabilisante depuis Dogtooth (Canine), le long métrage qui l’a révélé à l’échelle internationale.

Lauréat du Lion d’or pour The Favourite en 2018, il revenait en compétition à la Mostra vendredi avec Emma Stone dans le rôle d’une Anglaise d’une époque victorienne surréaliste, ramenée à la vie après une tentative de suicide par un savant fou (Willem Dafoe) qui lui greffe le cerveau d’un bébé. Elle affectionne ce DFrankenstein paternaliste qu’elle surnomme God (son nom est Godwin Baxter) et qui a lui-même été défiguré par un père chirurgien l’ayant pris pour cobaye durant l’enfance.

Le DBaxter, aussi peu scrupuleux que son père, cache à Bella son passé et tente de la « préserver du monde extérieur », alors qu’elle découvre peu à peu son corps, les plaisirs de la chair et ce que la nature humaine a de plus et de moins reluisant.

Elle est une Candide au stade de l’enfance, en émerveillement perpétuel, emprisonnée dans un corps d’adulte. Son vocabulaire limité et ses manières enfantines donnent lieu à plusieurs traits d’esprit et à des gags visuels drôlement efficaces. Sans compter les animaux mutants, mariage improbable d’espèces, qui traînent dans les couloirs du manoir.

Derrière les blagues cyniques et l’humour noir irrésistible, il y a toutefois un propos. Yorgos Lanthimos propose une fable subversive sur l’hypocrisie, des adultes et des hommes en particulier, qui pourrait être interprétée comme un pamphlet féministe contre le patriarcat et la misogynie.

Bella répond à ses besoins et à ses désirs naissants sans pudeur, sans préjugés ni considération pour l’étiquette, les convenances et les conventions sociales. Qu’importe ce que pensent son fiancé, un étudiant du DBaxter (Ramy Youssef), ou son amant jaloux (Mark Ruffalo) de sa découverte débridée de la sexualité, de sa franchise désinhibée et des conséquences de sa spontanéité. Elle se désole qu’une dame d’âge mûr (la grande Hanna Schygulla) ait renoncé à la sexualité, mais se console en apprenant qu’elle s’adonne parfois aux plaisirs solitaires.

Lorsque Bella réclame à son amant un quatrième orgasme consécutif, il lui avoue qu’il n’en a plus les capacités. « C’est une faiblesse propre aux hommes ? », demande-t-elle tout de go, sans méchanceté. Le ton est donné.

Comme dans la plupart de ses films, en particulier l’hilarant The Lobster, Lanthimos s’égare un peu en cours de route dans des intrigues secondaires.

Sans trop en révéler, Bella passe beaucoup trop de temps à Paris, en tenue légère, pendant la dernière moitié du film. Sa posture est féministe. Celle du cinéaste l’est-elle aussi ? Difficile de trancher.

Quoi qu’il en soit, Poor Things, dont la mise en scène et les images en noir et blanc rendent visiblement hommage à l’expressionnisme allemand, a été le film le plus chaleureusement applaudi de la compétition vénitienne par la presse internationale. Et cela me semble pleinement mérité.

L’émotion de C.R.A.Z.Y.

L’émotion se lisait sur le visage de Gaia Furrer, la déléguée générale de la section Venice Days, jeudi soir, après la projection hommage à Jean-Marc Vallée de son chef-d’œuvre C.R.A.Z.Y. Elle semblait particulièrement touchée que le public soit resté assis pendant le générique de fin de ce très beau film, sans doute tétanisé par la charge émotive.

« C’est un film qui n’a pas pris une ride, presque 20 ans plus tard », m’a-t-elle dit lorsque je l’ai croisée au cocktail organisé dans la foulée. « Ce sont des émotions en montagnes russes. Ça monte et ça redescend », m’a confié Alex Vallée, l’un des fils du regretté cinéaste, accompagné de son frère, qui incarnait le plus jeune enfant de la fratrie des Beaulieu dans le film.

Je venais de dire à Gaia Furrer que j’avais été frappé par la ressemblance des deux fils de Jean-Marc Vallée avec leur père, que j’ai croisé pour la dernière fois au Festival international du film de Toronto, il y a exactement quatre ans.

La directrice artistique des Giornate degli Autori travaillait déjà à la programmation de cette section parallèle de la Mostra de Venise lorsque C.R.A.Z.Y y a fait fureur après sa première mondiale, en 2005, avant de conquérir la planète.

Le film avait eu un impact majeur pour la communauté LGBTQ italienne. Les jeunes de la communauté étaient venus le voir en masse au Festival.

Gaia Furrer, directrice artistique des Giornate degli Autori

À la gloire de Wes Anderson

Je ne suis pas groupie « dans la vie », comme on dit. Je suis, cela dit, un grand admirateur des films de Wes Anderson. Je les ai tous vus, depuis Bottle Rocket, et tous aimés à divers degrés, même le mal-aimé Asteroid City.

Si j’étais groupie, j’aurais pratiquement pu juger, en le frottant entre mon pouce et mon index, de la qualité du tissu du complet rayé rose que portait vendredi après-midi le cinéaste de Rushmore et de The Grand Budapest Hotel.

PHOTO YARA NARDI, REUTERS

Wes Anderson a reçu vendredi à titre honorifique le Glory to the Filmmaker Award.

Le Festival m’a attribué un siège dans la première rangée de la Sala Grande du Palazzo del Cinema, juste devant la scène où Anderson est venu cueillir un prix honorifique pour l’ensemble de sa carrière, le drôlement nommé Glory to the Filmmaker Award, attribué par le bijoutier Cartier.

« J’ai regardé sur Wikipédia et j’ai vu la liste des cinéastes très talentueux qui ont remporté ce prix au nom à consonance biblique, et j’ai réalisé qu’ils l’ont souvent reçu avant leur pire film ! », a déclaré Wes Anderson avec son humour habituel, avant la première mondiale de son nouveau moyen métrage, The Wonderful Story of Henry Sugar.

Il a toutefois noté des exceptions, a-t-il précisé : son idole Agnès Varda, qui a reçu le prix après son merveilleux documentaire Les plages d’Agnès, ainsi que d’autres lauréats tels Brian De Palma, Abbas Kiarostami, Takeshi Kitano, Ridley Scott, Costa-Gavras, Zhang Yimou ou encore Spike Lee. « Il est l’une des raisons pour lesquelles je suis devenu cinéaste », a déclaré Anderson.

The Wonderful Story of Henry Sugar, inspiré d’un récit de Roald Dahl, met en vedette Benedict Cumberbatch, Ben Kingsley et Ralph Fiennes dans le rôle du célèbre écrivain britannique. « Ce sont des acteurs merveilleux qui sont tous en grève, sinon ils seraient ici », a dit Wes Anderson, après avoir signé à leur place quantité d’autographes sur le tapis rouge, sous un soleil de plomb.

« Wes Anderson a offert au cinéma une vision et un style uniques », a résumé Alexandre Desplat, son illustre compositeur attitré depuis 15 ans, en lui rendant hommage. Groupie ou pas, personne ne pourra le contredire.