Il s’appelait André. C’est ainsi que l’ont connu ses amis d’enfance. Marc-André Lussier était en quelque sorte son nom d’artiste, officialisé au milieu des années 2000. Le contraire du cinéaste André Forcier, né Marc-André, qu’il admirait tant.

Mon regretté ami et collègue ne m’a jamais parlé de ce changement de prénom, au cours de tous ces dîners que nous avons partagés pendant 25 ans. Je l’ai appris en vidant son appartement la dernière semaine. En ayant le sentiment de découvrir des semblants de confidences dans cette mine d’or de notes, de coupures de journaux et de films – des centaines de titres en vidéocassette, DVD et Blu-ray, dont des dizaines mettant en vedette son idole, Catherine Deneuve.

Ce Marc ajouté n’était pas qu’une coquetterie, à mon avis. Je crois qu’André s’est réinventé en changeant de prénom. En fouillant dans ses archives, j’ai découvert des choses que j’ignorais sur mon ami. Notamment que nous avions tous les deux débuté dans le métier au même âge.

À 19-20 ans, André Lussier collaborait déjà au Progrès-Dimanche de Chicoutimi, au Nouvelliste de Trois-Rivières, au journal Métro-Matin et au magazine Nous, dirigé par René Homier-Roy (dont il a coécrit la biographie, Moi). Il rédigeait des critiques de microsillons, comme il les appelait, et des entrevues avec des artistes québécois et français : Louise Portal, Alain Barrière, Pierre Labelle…

PHOTO FOURNIE PAR MARC CASSIVI

Entrevue avec Louise Portal signée André Lussier

Il travaillait déjà à l’époque comme commis aux petites annonces à La Presse, où il était entré à 17 ans « par nécessité », disait-il, après avoir abandonné ses études au cégep. Jusqu’à 40 ans, il a travaillé au service de la publicité.

Il était pigiste depuis cinq ans aux pages cinéma de La Presse lorsqu’il a signifié à notre boss adoré, Alain de Repentigny, qu’il aimerait bien obtenir un poste permanent dans la salle de rédaction. Alain avait présumé qu’il préférait le statu quo. La chose a été réglée très vite. Marc-André a repris le poste de critique que je venais de libérer en devenant chef de la division des Arts. J’étais ravi pour mon ami.

Marc-André ne m’avait jamais parlé de ses débuts comme pigiste, à la fin des années 1970. Il considérait que sa « vraie » carrière médiatique s’était amorcée une décennie plus tard, quand il avait proposé d’animer une émission de cinéma à la radio de CIBL, Projection spéciale, avec son grand ami Gilles Durocher. Je crois deviner pourquoi.

« Je vais arrêter de critiquer les autres, je vais le faire. Les artistes sont des gens vulnérables à la merci de journalistes », disait-il à Manon Guilbert, du Journal de Montréal, en 1981. Il avait 21 ans et il avait choisi son camp. Après avoir fait partie d’une troupe de danse, il s’était inscrit à des cours de chant et venait de lancer un premier spectacle.

Dans L’amour en éclipse, présenté au Quartier latin, André Lussier chantait Brel, Ferrat, Plamondon, accompagné notamment à la guitare de son frère aîné, Pierre. L’année suivante, il a monté un nouveau spectacle, Le rendez-vous Léveillée, un hommage à Claude Léveillée, toujours au Quartier latin.

PHOTO FOURNIE PAR MARC CASSIVI

Article sur Marc-André Lussier paru dans La Presse en 1982

« Marc-André Lussier fait plus que chanter », titrait La Presse, le samedi 22 mai 1982. « Le jeune interprète de 22 ans […] rehausse la qualité un peu défaillante de la relève », écrivait Denis Lavoie. André était devenu Marc-André. La métamorphose s’était produite. L’artiste s’est même offert une publicité dans La Presse, entre celles des spectacles de Francis Cabrel et de Clémence DesRochers.

L’année suivante, il a été demi-finaliste du 15e Festival de la chanson de Granby, dans la catégorie des interprètes, comme en témoigne un texte plutôt élogieux de La Voix de l’Est que j’ai aussi trouvé dans ses archives. À l’époque, Marc-André était maigre comme un clou, portait la moustache et les cheveux longs. Le portrait craché de l’image qu’on se fait de Jésus…

J’ai retrouvé les communiqués de presse qu’il rédigeait et envoyait lui-même en prévision de ses spectacles, la liste d’envoi aux journalistes, les textes des chansons qu’il interprétait avec ses indications techniques (musique, éclairage, etc.). J’ai reconnu le garçon méticuleux et déterminé que ses collègues ont tant aimé.

« Quand j’étais chanteur », disait-il parfois en citant le titre du film de Xavier Giannoli, souriant de cette excentricité dans son parcours déjà atypique. Pour mes 40 ans, alors qu’il était en reportage dans son Paris adoré, Marc-André m’avait fait parvenir une vidéo qu’il avait fait tourner incognito par un ami vidéaste de La Presse, François Roy, dans de vieux locaux d’archives de la rue Saint-Antoine. Il avait réussi à convaincre Louis-Jean Cormier, qu’il ne connaissait pas du tout, de chanter en duo avec lui une de ses chansons pour mon anniversaire. Dix ans plus tard, je n’en reviens toujours pas.

Il aurait voulu être un artiste, comme l’écrivait Plamondon. C’est peut-être pour cette raison que Marc-André avait la délicatesse de ne pas écorcher inutilement les cinéastes et les comédiens, même lorsqu’il n’avait pas été convaincu par leur film. Et que ceux-ci avaient autant de respect pour sa rigueur exceptionnelle, son professionnalisme, mais aussi son sens de la nuance.

Il n’était pas rare que Marc-André aille voir un film deux fois avant d’en faire la critique. Surtout lorsqu’il l’avait vu la première fois dans le tourbillon d’un festival. Il aimait revisiter la filmographie d’un cinéaste avant de l’interviewer. Il ne faisait jamais les choses à moitié. Même si ses semaines finissaient par être plus longues que celles de ses collègues.

J’ai retrouvé dans ses archives les traces de ses premiers pas comme critique de cinéma. Un texte au ton très personnel publié dans le Progrès-Dimanche sur le film Kramer vs. Kramer de Robert Benton, grand lauréat des Oscars en 1980. Il a conservé, en plus de ses premiers textes, des enregistrements de cérémonies des Oscars et des Césars. Ses grands-messes à lui.

J’ai découvert avec plaisir et émotion ses courtes critiques manuscrites de films, rassemblées pour le plaisir au milieu des années 1980 dans des cahiers d’écolier et rédigées comme un journal de bord de cinéphile. J’y reconnaissais déjà son style, sa passion sans borne pour le cinéma.

Ses premières impressions de Vivement dimanche ! de son cinéaste fétiche, François Truffaut, de Mortelle randonnée de Claude Miller, de L’homme blessé de Patrice Chéreau, de La lune dans le caniveau de Jean-Jacques Beineix, de The Big Chill de Lawrence Kasdan… Des films qu’il avait rachetés des années plus tard en DVD. Les notes étaient accompagnées par ses premiers palmarès de ses dix films préférés de l’année, qui ont inspiré ses livres Le meilleur de mon cinéma et Mon cinéma (aux Éditions La Presse).

Marc-André avait déjà conçu sa propre grille d’évaluation, en sept nuances de « J’adore » à « Je déteste ». Il rédigeait de nouvelles fiches pour les films qu’il avait aimés et revus, lui qui allait au cinéma trois ou quatre fois par semaine, alors que ce n’était pas encore son travail. J’ai aussi trouvé dans ses classeurs des dizaines de longs textes très fouillés sur des films québécois, qui sont peut-être inédits.

Je me suis senti privilégié d’avoir accès à ses réflexions, ses coups de cœur et ses états d’âme. J’ai eu l’impression de garder Marc-André un peu plus longtemps près de moi, alors que sa mort si subite a été un grand choc que je peine à absorber. Parcourir ses archives, c’est refaire le fil de la culture des 45 dernières années. Découvrir les traces qu’il nous a léguées de son amour pour le cinéma. Pour que l’on se souvienne de ces films, de ces cinéastes, de ces comédiens. Que l’on n’oublie pas. Je n’oublierai jamais nos dîners, André.