(Beaufort, France) « File aux moutons, Hola ! File aux moutons. »
La commande de Félix-Antoine Duval à la chienne Hola a claqué dans l’air pur des montagnes alpines. Tout autour de l’acteur n’était alors que silence, hormis le son du vent et celui des clochettes accrochées au cou des brebis qui broutaient sans lever la tête.
Le Québécois (qu’on a notamment vu dans la série Fragments) ne connaissait rien de la réalité des éleveurs de bétail, et encore moins de celle des bergers français, lorsqu’il a accepté de jouer Mathyas, le rôle principal du film Berger, scénarisé et réalisé par Sophie Deraspe.
Or, après avoir passé une trentaine de jours dans les habits usés de son personnage, Félix-Antoine Duval a appris quelques notions du métier, au point d’être capable de diriger (à peu près !) les chiens qui gardent le troupeau.
Librement inspiré du roman autobiographique D’où viens-tu, berger ? de Mathyas Lefebure, Berger raconte le destin peu ordinaire d’un Montréalais, véritable vedette du monde de la publicité, qui décide de tout quitter pour devenir berger en Provence. Son apprentissage d’un métier dont il ne connaissait rien se fera à la dure. La route vers la réalisation de son rêve pastoral sera remplie d’embûches, mais aussi de rencontres marquantes.
Jouer le jeu
C’est dans la région du Beaufortain, près d’Albertville, que l’équipe a installé ses quartiers pour les 11 ultimes journées de tournage. Ici, les vrais bergers Julien Valet et sa femme Élodie gardent un troupeau de 2000 têtes. Ils ont accepté de jouer le jeu du cinéma pour cette production canado-française. Non sans quelques craintes au départ.
En effet, l’équipe de production a dû travailler d’arrache-pied pour convaincre des bergers et des éleveurs de lui faire confiance.
Ainsi, la conceptrice artistique André-Line Beauparlant a travaillé de longs mois en amont pour trouver des gens qui acceptaient de recevoir sur leur terre une équipe de tournage. Plus encore : des gens qui acceptaient de prêter leurs précieuses bêtes ! « Pour eux, la priorité reste le troupeau. Il faut donc se plier à leur horaire sans nous imposer, en plus de nous adapter à la météo et aux orages qui frappent fort en montagne », lance Sophie Deraspe.
André-Line Beauparlant ajoute : « Pour donner l’impression d’un seul troupeau à l’écran, il a fallu en trouver cinq différents ! Nous avons aussi accompagné un berger, Jean-Pierre Ravel, lors de la transhumance de son troupeau. Nous avons marché trois jours avec lui. C’était extraordinaire. Mais il m’a fallu un mois de discussions pour le convaincre. Jean-Pierre, c’est un peu le Mick Jagger des bergers et il est un des derniers à mener son troupeau d’un alpage à l’autre à pied. »
C’est pendant ces trois jours de migration des bêtes que Félix-Antoine Duval a vécu l’une des expériences les plus émouvantes du tournage. Il a assisté à la naissance d’un agneau que la mère a laissé sur place sitôt l’accouchement terminé pour rejoindre illico le troupeau. « J’ai pris dans mes mains cette petite vie extrêmement fragile. Je lui ai parlé. Et quand je l’ai rendu à la bergère, je me suis effondré en pleurs… Ce n’était pas mon personnage qui pleurait, mais moi. » Tout a été capté par la caméra délicate de Sophie Deraspe…
Cette naissance compte parmi les plus beaux imprévus de ce tournage qui en a eu plusieurs. Sophie Deraspe l’admet d’ailleurs sans détour : jamais dans sa carrière de réalisatrice elle n’a eu à composer avec autant de contraintes. Les moutons (des acteurs parfois bien récalcitrants), les chiens et la nature parfois hostile des Alpes étaient autant de facteurs qui pouvaient venir chambouler le plan de la journée. « Il y a tellement de choses qu’on ne contrôle pas ! »
L’entêtement des moutons
Le jour de notre arrivée, la réalisatrice voulait capter des images du quotidien de Mathyas le berger et de son acolyte Élise. Dans ce paysage plus grand que nature, l’équipe a grimpé à flanc de montagne, matériel à l’épaule, pour chercher le meilleur angle de vue, pour varier les perspectives dans ce paysage où chaque centimètre carré est d’une irréelle beauté.
Julien (le vrai berger) dirigeait de loin son troupeau, multipliant les commandes à ses chiens. Il espérait le faire passer près du rocher où l’équipe se tenait, mais les moutons peuvent être têtus… Ces derniers ont décidé de passer là où personne ne les attendait ! Les efforts de l’équipe n’ont pas été vains : la montagne a été généreuse de ses splendeurs. Mais le plan espéré ne s’est jamais matérialisé.
« On tourne dans des paysages dignes du Seigneur des anneaux, sauf que nous, on ne va pas ajouter les acteurs – ou les animaux – virtuellement en studio ! », dit Sophie Deraspe.
Le même jour, il y a aussi eu le cas de la chienne Hola, qui refusait obstinément de rester sous la fausse pluie (crachée d’un camion-citerne) pour jouer les actrices : pas folle, elle préférait filer se réfugier au sec, hors du cadre et de l’action !
Le lendemain de cette journée éprouvante, le troupeau de moutons a décidé de collaborer et a descendu la montagne juste devant les caméras. Difficile de décrire en mots le spectacle étonnant de ces centaines de bêtes qui marchent à l’unisson, accompagnées par de gros chiens blancs – des chiens de montagne des Pyrénées pour la plupart, que les bergers ont baptisés des patous.
La vie qui vibre
Malgré les difficultés de ce tournage presque entièrement réalisé en extérieur, Sophie Deraspe sent que son film touche à « la vie dans ce qu’elle a de plus vibrant ».
Pour ce film, on ne peut pas faire semblant. Il faut se lancer entièrement, se mettre dedans. Pour certains projets, j’ai filmé des personnes qui meurent, des naissances. Avec Berger, je suis dans cette émotion-là.
Sophie Deraspe, réalisatrice
L’émotion est d’autant plus vive pour la cinéaste que ce projet est dans ses cartons depuis longtemps, soit 2016, année où elle a été pressentie par micro_scope pour coscénariser avec Mathyas Lefebure cette coproduction Canada-France.
Solène Rigot, l’actrice parisienne qui incarne Élise, a été très touchée à la lecture de cette histoire « d’héroïsme différent, un héroïsme qui n’est pas manichéen, qui est ancré dans la vie et ses cycles ».
Sophie Deraspe, de son côté, souhaite rappeler un élément important par rapport à son film : ce n’est pas qu’une histoire de berger, de montagne et de brebis. « C’est d’abord et avant tout l’histoire de quelqu’un qui fait un choix radical pour trouver sa place dans le monde. » Un acte de libre arbitre qui reste très inspirant. Qu’on connaisse ou non les moutons.
Les frais de transport de ce reportage ont été payés par Air Transat.
Qui est Sophie Deraspe ?
Réalisatrice, directrice de la photographie et scénariste québécoise, Sophie Deraspe a signé plusieurs longs métrages (dont Rechercher Victor Pellerin et Le profil Amina) ainsi que des séries télévisées.
Elle s’est illustrée en 2019 avec son film Antigone, qui a remporté le prix du meilleur long métrage canadien au Festival international du film de Toronto, en plus de récolter six prix Iris (dont meilleur film) au Gala Québec Cinéma.
Elle a réalisé pour la télévision la série Bête noire (lauréate de cinq prix Gémeaux en 2021). L’année suivante, elle s’est attaquée à la réalisation de la série Motel Paradis, pour laquelle elle cosignait le scénario.