Pour les 50 ans du film La maman et la putain de Jean Eustache, le Cinéma du Musée a programmé plusieurs représentations de ce film inclassable, mon préféré du cinéma français, dans le cadre d’une rétrospective des œuvres du cinéaste qui commence ce vendredi.

Si l’on devait vendre La maman et la putain à l’international, j’opterais pour cette formule : « The Ultimate French Movie ». Un film de trois heures et demie en noir et blanc, bavard, au titre chiant, une plongée dans un triangle amoureux formé de Jean-Pierre Léaud, Bernadette Lafont et Françoise Lebrun, en pleine déprime après Mai 68.

La première fois que j’ai vu La maman et la putain, au bout de 20 minutes, j’ai dit à mon chum : « C’est pas vrai que je vais endurer ça pendant trois heures, il y a toujours ben des limites. » Mais il y a quelque chose de magique avec ce film, quelque chose que j’ai rarement vécu au cinéma : on finit littéralement par tomber en hypnose et on ne peut plus le lâcher. En tout cas, l’amoureux et moi, on se tape La maman et la putain une fois par année depuis 20 ans. On s’est même acheté le scénario pour le lire et réciter les répliques par cœur.

En 1972, Jean Eustache écrivait ceci à propos de son film : « Cet univers clos devenait plus fort au fur et à mesure que le film durait. Chaque seconde, le spectateur décolle un peu plus de sa vie pour entrer de façon définitive dans le monde tragique des personnages. Il n’est plus question de faire croire ou non à la réalité des personnages. La durée fait qu’ils sont là, de façon irrécusable. »

Je pense alors à mon regretté collègue Marc-André Lussier qui vient de nous quitter. Pour le milieu du cinéma, il était là, de façon irrécusable, depuis des décennies. Il avait tout vu. Dans ses vacances, il rattrapait les rares films de l’année qu’il avait ratés, et il écumait les magasins pour garnir sa vidéothèque qui aurait pu faire rougir des cinémathèques.

La maman et la putain de Jean Eustache a longtemps été un film introuvable. Si j’ai pu le regarder une fois par année depuis 20 ans, c’est d’abord grâce à Luc Perreault, le critique de cinéma qui a précédé Marc-André Lussier. Luc nous avait donné les cassettes vidéo du film qui était tellement long que le distributeur l’avait découpé en deux cassettes, si bien que pendant longtemps, j’ai eu l’impression que La maman et la putain était un film en deux parties. Comme le Dune de Denis Villeneuve, qui a rendu un touchant hommage à mon collègue dans une entrevue à la radio. C’est très rare que les cinéastes, que les artistes en général, saluent le travail d’un critique, un métier qui est en train de se perdre avec la crise des médias qui ont souvent eux-mêmes alimenté la confusion des genres, à une époque où l’on préfère que des vedettes fassent des critiques, plutôt que de laisser la tâche à des spécialistes (voire des maniaques) comme Marc-André Lussier.

Pourtant, les critiques dévoués de la trempe de Marc-André Lussier sont à la base de la culture cinématographique de bien des cinéastes et, surtout, des cinéphiles, indispensables au 7art.

Dans son tout récent livre de souvenirs, le réjouissant Cinéma Spéculations, le réalisateur Quentin Tarantino consacre tout un chapitre à son admiration pour le critique Kevin Thomas du Los Angeles Times, qui écrivait avec passion et respect sur les films de série B et d’exploitation que les critiques « sérieux » refusaient de se farcir, ce que Tarantino appelle les critiques de « l’équipe deux ». « C’est ainsi, explique Tarantino, dans des articles de Kevin Thomas, que j’ai entendu parler pour la première fois de Russ Meyer, Jess Franco et Dario Argento. Dans la plupart des quotidiens, les chroniques des films d’exploitation n’étaient pas rédigées par le critique titulaire de “l’équipe un”, ni même par son remplaçant de “l’équipe deux”, mais étaient refilées à un sous-fifre, le genre de mission qui relevait souvent de la punition. Et les articles qu’ils écrivaient sur ces films s’en prenaient délibérément au film lui-même (ils n’étaient pas seulement en colère d’avoir à écrire l’article, ils étaient en colère d’avoir eu à visionner le film). »

Tarantino a raison, ça se passait comme ça à l’âge d’or des médias écrits, quand on couvrait absolument tous les films jusque dans les cinémas les plus obscurs, qui étaient nombreux. Marc-André Lussier avait ses préférences, mais il était de l’équipe un, deux, et même trois, dans ses temps libres.

Le prochain film de Quentin Tarantino, qu’il annonce comme son dernier, sa dixième et ultime réalisation, s’intitule The Movie Critic. Je ne le raterai pour rien au monde, en pensant à Marc-André.

Couvrir un art dans un journal pendant si longtemps est un art en soi. Les gens qui vous lisent vous aiment ou vous détestent, mais pendant ce temps-là, qu’ils soient d’accord ou pas, ils lisent, s’interrogent et débattent sur cet art. Pour Marc-André, c’était le 7e. Il ne voulait faire rien d’autre que du cinéma, et parce qu’il refusait d’être un « vadrouilleur » culturel appelé à se prononcer sur tout, cela lui a pris du temps avant d’obtenir un poste, et c’est probablement pourquoi il travaillait trois fois plus pour son créneau que n’importe qui. C’est ce travail acharné qui maintenait dans notre journal la présence du cinéma d’ici et d’ailleurs, et cela, dans le plus grand professionnalisme – je le sais, j’ai déjà été sa patronne qui recevait ses textes sans coquilles. Sa dernière couverture de Cannes au printemps avait été impeccable. Je le sentais heureux de retrouver son festival dans sa forme habituelle après trois ans de pandémie. Cannes, Berlin, Venise étaient pour lui l’équivalent des Jeux olympiques pour les collègues des Sports. Il défendait une certaine idée du cinéma et de son expérience, à l’heure du streaming et des films qu’on regarde sur un iPhone.

Les bandes des cassettes vidéo de La maman et la putain données par Luc Perreault à la fin des années 1990 ont fini par s’user, mon chum et moi étions désespérés de ne plus pouvoir faire notre rituel cinématographique annuel. J’ai demandé à Marc-André Lussier s’il avait ce film dans sa vidéothèque et, bien sûr, il l’avait. Il nous a gentiment fait une copie DVD que nous avons encore aujourd’hui, même si La maman et la putain est rendu sur YouTube et peut-être sur des sites illégaux de téléchargement (si les pirates ont encore du goût). Je me rends compte que je ne l’ai jamais vu au cinéma. J’irai le voir en salle, pour rendre hommage à mon collègue.

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