Viking, de Stéphane Lafleur, n’avait pas encore pris l’affiche, à la fin de septembre, qu’il devenait seulement le dixième film québécois de l’histoire à recevoir la cote 2 (remarquable) de Médiafilm. La plus haute distinction décernée par le vénérable organisme, la cote 1 (chef-d’œuvre) n’étant attribuée qu’après 20 ans.

Les critiques ont été à l’avenant. Mon collègue Marc-André Lussier a parlé d’un « exercice de haute voltige, maîtrisé de bout en bout ». « Stéphane Lafleur peaufine son style unique de film en film. Viking, son quatrième, est à tous égards son plus achevé », a écrit François Lévesque dans Le Devoir. « Viking est une grande réussite », a résumé Maxime Demers dans Le Journal de Montréal.

Viking a été reconnu comme l’un des 10 meilleurs films canadiens de 2022 par le Festival international du film de Toronto, où il a été présenté en première mondiale. Chacun des quatre longs métrages de Stéphane Lafleur a d’ailleurs été sélectionné dans l’un des quatre plus grands festivals de la planète : Cannes, Berlin, Venise, Toronto.

Lorsque je l’ai rencontré l’automne dernier, le cinéaste m’a avoué espérer rallier un plus large public avec son nouveau film, tout en étant lucide quant à la situation du cinéma en salle en 2022 lorsqu’on n’y présente pas la suite de Top Gun ou d’Avatar…

« J’ose espérer qu’on va élargir un peu le public avec ce film, m’avait-il confié. La proposition est un peu champ gauche, mais si les gens se donnent la peine, je pense qu’ils peuvent y trouver leur compte. » Si les gens se donnent la peine…

Parlons chiffres. Une cote 2 de Médiafilm, 8,5/10 dans La Presse, quatre étoiles dans Le Journal de Montréal, quatre étoiles et demie dans Le Devoir. Combien de gens se sont donné la peine d’aller voir Viking au cinéma ? Moins de 20 000 personnes, selon l’Institut de la statistique du Québec. C’est à se demander si les critiques auraient mieux fait de dire : « Surtout, n’y allez pas ! »

Quelque 20 000 spectateurs, c’est déjà plus que le nombre de personnes qui ont vu l’excellent Falcon Lake, de Charlotte Le Bon, qui a remporté en France le prestigieux prix Louis-Delluc du premier film, l’équivalent du Goncourt de la première œuvre.

Même les téléromans québécois les plus médiocres attirent 50 fois plus de spectateurs que les films québécois les plus remarquables. Et 10 fois plus de spectateurs que les films québécois les plus populaires.

Ce ne fut pas toujours le cas. Des 20 films qui ont le plus attiré de Québécois dans les cinémas entre 1981 et 2021, 6 ont été réalisés ici : Séraphin, un homme et son péché (1,34 million de spectateurs), Bon Cop, Bad Cop (1,32 million), De père en flic (1,24), La grande séduction (1,19), Les Boys (1,12) et Les Boys 2 (1,03). Des auditoires qui se comparent à ceux de la plupart des séries et téléromans québécois populaires.

En comparaison, sur les 20 films qui ont accumulé le plus de recettes au cinéma en 2022, un seul est québécois (23 décembre) dans une pléiade de productions hollywoodiennes. « Il est clair que c’est le cinéma américain, avec 84 % des entrées [meilleur résultat depuis 2016], qui revient en force en 2022 », m’expliquait cette semaine Claude Fortier, coordonnateur à l’Observatoire de la culture et des communications du Québec.

Ce n’est pas très étonnant, dans la mesure où les sorties de bien des superproductions ont été reportées pendant la pandémie. Mais ce n’est pas non plus rassurant. Les 10 films québécois les plus populaires de tous les temps ont tous pris l’affiche entre 1997 et 2009. Ce qui a changé depuis ? Netflix a été lancé au Canada en 2010…

La popularité et la multiplication des plateformes en ligne ont profondément changé les habitudes de consommation du cinéma. La pandémie, et désormais l’inflation, n’a bien sûr rien fait pour renverser cette tendance lourde. Le phénomène, du reste, est mondial.

Partout, on fréquente de plus en plus les salles de cinéma pour l’attrait des sensations fortes. Pour l’effet wow, ce qui en met plein les yeux et les oreilles, ce qui explose et ce qui est tonitruant. Pour la valeur ajoutée de l’image et du son sur grand écran, les effets spéciaux, les cascades impressionnantes, les géants bleus dans l’océan et les F-22 dans le ciel.

Le cinéma américain a les moyens de ses ambitions que le cinéma québécois n’a pas en pareilles matières. Pour le reste, pour ce qui se distingue moins facilement à l’œil nu, pour les films plus intimistes ou moins spectaculaires, il y a une expression qui résume le fait que moins de gens vont désormais au cinéma : le confort du foyer. Et tant pis pour la magnifique direction photo de Sara Mishara dans Viking.

Comment le cinéma québécois peut-il rejoindre le public dans un tel contexte ? Je lisais vendredi le fort intéressant dossier de ma collègue Émilie Côté sur le sujet et je me disais qu’il ne suffisait pas qu’un film soit bon pour attirer le public en salle.

Lisez l’article « Redorer l’image du cinéma québécois » Lisez le dossier « Que faire pour mieux rejoindre le public ? »

Le cinéma québécois a été très bon, dans une variété de genres, en 2022. D’Arsenault & Fils, de Rafaël Ouellet, à Confessions, de Luc Picard, au deuxième rang des films québécois les plus populaires de l’année, qui a attiré environ un million de personnes de moins que La grande séduction il y a 20 ans…

On ne reverra plus de croissance semblable à celle du début des années 2000, alors que les parts de marché du cinéma québécois n’ont cessé de progresser, passant de 4,5 % à un record de 18,2 % en six ans. On ne consomme plus le cinéma comme on le faisait en 2005. Le modèle est brisé. On peut s’acharner ou on peut s’adapter.

Il faut rejoindre les spectateurs là où ils sont, et pas seulement les jeunes. Il y aura toujours des cinéphiles, comme moi, qui préféreront voir la majorité des films au cinéma. Mais nous sommes une infime minorité.

Le principal défi du cinéma québécois est sa « découvrabilité », comme disent les experts de l’audiovisuel. Les films québécois sont noyés dans une mer de contenus essentiellement américains sur les plateformes, américaines elles aussi.

« If you can’t beat them, join them », dit-on sur Sunset Boulevard. Sans faire de pacte avec le diable, il faut s’assurer que les plateformes telles Netflix, Prime Video et Crave mettent en valeur les films québécois, qu’il faut rendre disponibles plus rapidement.

Les plateformes québécoises doivent elles-mêmes en faire davantage pour la promotion du cinéma québécois. Les films récents demeurent rares sur Club Illico et Tou.TV. La télévision publique en particulier, Radio-Canada et Télé-Québec, doit jouer un rôle plus prépondérant. Radio-Canada, qui a abandonné le gala Québec Cinéma, n’a toujours pas statué sur une nouvelle formule d’émission afin de « contribuer au rayonnement du cinéma d’ici », comme elle l’avait annoncé en octobre.

Je reviens aux chiffres : si l’on additionnait les spectateurs qui ont vu un film québécois au cinéma dans la dernière année, on n’arriverait pas au nombre de téléspectateurs moyen du gala que ne diffuse plus Radio-Canada. Et pourtant, dans 30 ans, que retiendra-t-on de ce qui a le plus marqué la culture québécoise en 2022 : Viking ou Discussions avec mes parents ?

Appel à tous

Pourquoi appréciez-vous le cinéma québécois ou pourquoi vous laisse-t-il indifférent ?

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