Le prestigieux palmarès du magazine Sight and Sound, publié tous les dix ans par le British Film Institute, en a surpris plus d’un il y a quelques semaines en sacrant un nouveau « meilleur film de tous les temps » : Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Ce film radical, féministe et hyperréaliste de 3 heures 20, réalisé à 25 ans par la Belge Chantal Akerman, occupait en 2012 le 36rang.

Vertigo d’Alfred Hitchcock, arrivé au sommet du palmarès en 2012, occupe désormais la deuxième place, tandis que Citizen Kane, réalisé à 26 ans par Orson Welles, s’est classé troisième. La fausse biographie du magnat William Randolph Hearst avait trôné en tête de liste de Sight and Sound pendant 50 ans. À la première édition du palmarès, en 1952, c’est Le voleur de bicyclette de Vittorio De Sica, chef-d’œuvre du néoréalisme italien, qui l’avait emporté.

Ce qui a changé depuis 2012, c’est qu’il y a beaucoup plus de critiques, programmateurs, historiens et professionnels du cinéma qui ont été consultés par le British Film Institute. Le classement de 2012 avait été établi par 846 personnes, alors que celui de 2022 a tenu compte de l’avis de 1639 critiques, universitaires, distributeurs, écrivains, conservateurs, archivistes et programmateurs de festivals. En 2002, l’échantillon n’était que de 145 personnes.

Jeanne Dielman, chef-d’œuvre réalisé et scénarisé en 1975 par Chantal Akerman, met en scène Delphine Seyrig dans le rôle d’une veuve, mère au foyer qui se prostitue l’après-midi, chez elle entre ses tâches ménagères, pour subvenir à ses besoins et à ceux de son adolescent. C’est le portrait fascinant d’une femme et de la monotonie de son quotidien, mais aussi de la révolte féministe qui bouillonne en elle.

Il n’existe pas de « meilleur film de tous les temps », évidemment. Les palmarès comme celui de Sight and Sound existent pour susciter des discussions sur le cinéma. Ils témoignent de l’évolution du regard que l’on pose sur certaines œuvres.

À sa sortie en 1958, Vertigo avait été snobé par la critique. Ce thriller psychologique élégant a été progressivement réhabilité, comme du reste Hitchcock, dont le style unique et l’innovation sur le plan technique n’ont été reconnus que tardivement (notamment grâce aux efforts des jeunes critiques des Cahiers du cinéma, dont François Truffaut).

Les palmarès sont faits pour être contestés – Voyage en Italie de Roberto Rossellini est dans celui de Sight and Sound, mais pas Rome, ville ouverte – et surtout, pour donner envie de voir ou de revoir des films. Grâce aux plateformes numériques, la plupart des cent titres choisis par le British Film Institute sont facilement disponibles. De quoi se concocter un alléchant menu cinéphile des Fêtes.

Où peut-on voir ou revoir ces classiques ? Certains ne sont offerts en ce moment qu’en vente ou en location en format numérique. Vertigo par exemple, The Searchers de John Ford, La Dolce Vita de Federico Fellini, Le guépard de Luchino Visconti ou encore Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma.

En revanche, plusieurs titres font partie des forfaits de base des abonnements à des plateformes numériques populaires. Par exemple, Citizen Kane, Moonlight de Barry Jenkins, Once Upon a Time in the West de Sergio Leone, ainsi que The Godfather et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola se trouvent sur Prime Video.

PHOTO FOURNIE PAR MGM

Une scène de Singin’ in the Rain

Parmi les trois films de Stanley Kubrick au palmarès de Sight and Sound, 2001 : A Space Odyssey est au menu de Prime Video, tout comme The Shining (qui est aussi sur Crave), mais pas Barry Lyndon. Mullholland Drive de David Lynch est sur Crave, mais pas Blue Velvet. Blade Runner de Ridley Scott, Do The Right Thing, chef-d’œuvre de Spike Lee, ainsi que Singin’ in the Rain de Gene Kelly et de Stanley Donen se trouvent sur Prime Video et Crave.

Du côté de Netflix, il y a moins de choix : les nouveautés Parasite de Bong Joon-ho et Get Out de Jordan Peele (aussi sur Prime Video), Taxi Driver et Goodfellas de Martin Scorsese (aussi sur Crave), ainsi que les deux seuls films d’animation du palmarès, Le voyage de Chihiro et Mon voisin Totoro du grand maître japonais Hayao Miyazaki.

Les plus cinéphiles se tourneront vers des plateformes plus spécialisées comme Criterion Channel, véritable caverne d’Ali Baba, où l’on peut voir Jeanne Dielman ainsi que 55 autres titres du palmarès de Sight and Sound, en plus d’entrevues et de documents d’archives qui les accompagnent souvent.

Parmi ceux-ci, il y a le magnifique Beau travail de Claire Denis, avec un Denis Lavant troublant et magnétique, Tokyo Story, chronique familiale magistrale de Yasujirô Ozu, l’irrésistible Règle du jeu de Jean Renoir, la fascinante étude de mœurs de Robert Bresson Au hasard Balthazar, la séduisante Avventura de Michelangelo Antonioni, avec sa muse incandescente Monica Vitti, disparue au début de l’année.

Il y a trois Godard (Pierrot le fou, À bout de souffle et Le mépris), deux Chaplin (City Lights et Modern Times) et un Truffaut (Les 400 coups), Close-up de Kiarostami et 8 1/2 de Fellini, les incontournables Rashōmon et Les sept samuraïs d’Akira Kurosawa, l’intrigant Persona d’Ingmar Bergman, La passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer, avec ses gros plans inoubliables, le charmant Yi Yi d’Edward Yang, le monumental Metropolis de Fritz Lang, et deux splendeurs de Wong Kar-waï, In the Mood for Love et Chungking Express (une nouveauté au palmarès).

Parmi les autres nouveaux venus du palmarès de Sight and Sound, on retrouve enfin Cléo de 5 à 7, l’un des chefs-d’œuvre de la Nouvelle Vague, aussi offert sur Criterion Channel (ainsi que Les glaneurs et la glaneuse d’Agnès Varda), La Noire de… d’Ousmane Sembène, qui pose un regard sur le colonialisme et le racisme, à travers les yeux d’une jeune Sénégalaise exploitée par un couple français.

Meshes of the Afternoon, réalisé en 1943 par Maya Deren et Alexander Hammid, est un court métrage muet de 14 minutes mettant en image l’inconscient, la peur et le désir féminin. C’est une œuvre expérimentale à ce point avant-gardiste qu’elle aurait pu avoir été tournée en 2022. Maya Deren, née en Ukraine, élevée à Syracuse dans l’État de New York, a redéfini les codes du cinéma – influençant notamment celui de David Lynch – et il est réjouissant que les électeurs du palmarès Sight and Sound reconnaissent son impact.

Certains films du palmarès étaient, au moment d’écrire ces lignes, plus difficiles à trouver sur les plateformes numériques au Québec. C’est le cas de The Piano, chef-d’œuvre d’une autre grande réalisatrice, Jane Campion. Heureusement, j’en ai un exemplaire DVD…

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