« On nous prétend que l’art est universel, mais il ne l’est pas. Il est construit sur le canon de l’artiste mâle », a déjà dit l’artiste visuel Judy Cohen, alias Judy Chicago. « Je n’ai jamais cru que l’art féministe devrait être uniquement pour les femmes. Après tout, n’avons-nous pas passé des siècles à regarder le travail des hommes ? »

Touché. Voilà une des nombreuses déclarations de cette figure marquante des arts visuels aux États-Unis dans les années 1970, qui a influencé bon nombre de femmes à se lancer dans l’arène artistique. Peu importe la discipline.

Pas pour rien que Judy Chicago a créé l’installation Dinner Party (en 1979), où elle conviait à une table triangulaire fictive (avec couverts et serviettes en forme de vulve) 39 femmes ignorées par l’histoire. De la déesse de la fertilité à la peintre Georgia O’Keeffe, en passant par la médecin Trotula, la reine Éléonore d’Aquitaine, la poète Emily Dickinson ou encore l’écrivaine Virginia Woolf.

C’est d’ailleurs le parcours (fascinant) de cette femme – véritable guerrière en son temps – qui a inspiré la comédienne Gabrielle Lessard, qui signe ici le texte et la mise en scène de ce Judy très contemporain.

Autour du personnage de Judy Chicago, incarné avec aplomb par Louise Laprade (un vrai plaisir de la retrouver sur scène !), gravitent six personnages qui seront influencés par la pensée de l’artiste – notamment en lisant son autobiographie Through the Flower. Chacune des histoires s’imbriquant savamment l’une dans l’autre.

Le personnage central, interprété par Noémie O’Farrell (très juste dans son pathétisme), malheureuse en couple autant que dans son rôle de mère, est incapable de faire avancer ses projets d’écriture. Elle trouvera refuge et consolation dans les bras d’un créateur libertin un peu frimeur (excellent Victor Andres Trelles Turgeon). Son compagnon (Jérémie Francœur) fera la même chose…

Parallèlement à cette première trame se trouve l’autre personnage central de Judy, celui de la médecin gynécologue (délirante Louise Cardinal), qui a bel et bien défoncé un plafond de verre, mais qui, semble-t-il, a été complètement engloutie dans le monde masculin et bourgeois dans lequel elle baigne. De la femme qu’elle est, elle n’aurait que le sexe.

Elle sera en conflit ouvert avec sa fille (Anna Romagny), qui refuse de poursuivre ses études en médecine. Mais même elle, sans doute le personnage le plus rigide, sortira de cette histoire transformée…

Rupture de ton

Les personnages de Gabrielle Lessard, qui finiront tous, grâce à la magie du théâtre, par se croiser, sont à la fois grotesques, excentriques et désabusés. Pendant que leur destin se joue sous nos yeux, Judy Chicago apparaît de façon épisodique pour nous parler de son parcours, de ses œuvres et de sa vie. C’est très instructif, mais on s’entend, nous sommes ici dans un tout autre registre.

Cette rupture de ton là – on tombe presque dans le théâtre documentaire lorsqu’apparaît Louise Laprade – est déstabilisante. Peut-être que ces segments-là auraient pu être un peu moins didactiques… Difficile en effet de plonger après dans la proposition plus folichonne de ce texte dramatique chargé, qui ne perd toutefois jamais son cap : la remise en question de certaines de nos croyances au contact de l’art.

Pour le reste, on prend beaucoup de plaisir à voir s’enlacer ces six histoires rocambolesques – quoique bien ancrées dans le réel – imaginées par Gabrielle Lessard.

Des histoires qui se déploient avec un souffle dramatique puissant, magnifiées par une scénographie et une mise en scène inventives, où grâce à des trappes installées au sol, les personnages apparaissent et disparaissent, comme s’ils plongeaient en eux-mêmes.

Mention spéciale à Noé Lira, interprète d’une jeune artiste peintre, qui n’a pas le temps de peindre… qui sera l’amante du mari cocu de la première trame, et qui chantera a cappella (en espagnol) sa peine de tout son soûl.

Il reste qu’en sortant de ce labyrinthe, ce sont les mots de Judy Chicago qui nous restent dans la tête. Son féminisme militant – auquel il est difficile de ne pas adhérer, surtout si on se replace dans le contexte historique des années 1970 et 1980 – fait mouche, mais ne se réalise pas sans conséquences. Parce que non, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.

Consultez la page de la pièce
Judy

Judy

Texte et mise en scène : Gabrielle Lessard. Avec Louise Laprade, Noémie O’Farrell, Victor Andres Trelles Turgeon, Louise Cardinal, Anna Romagny, Noé Lira et Jérémie Francœur.

Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, Jusqu’au 17 février

7,5/10