Le nouveau spectacle d’Ex Machina fera place à la magie du metteur en scène pour illustrer une époque importante de l’histoire du Québec moderne. La Presse a discuté avec Robert Lepage du Projet Riopelle, dans les coulisses de Duceppe.

La semaine dernière, Robert Lepage a rencontré les médias montréalais pour parler de son dernier bébé, Le projet Riopelle, en compagnie des interprètes principaux de la création d’Ex Machina. À 10 jours de la première, le metteur en scène n’est pas encore fixé sur la durée du spectacle. Et il a très hâte de retourner en répétition avec son équipe de production.

« Les spectacles de Robert [Lepage] bougent jusqu’à la toute dernière minute... et même après leurs premières. La rencontre avec le public est donc primordiale », explique la comédienne Anne-Marie Cadieux qui a joué, à travers le monde, dans la première version des Sept branches de la rivière Ôta.

Robert Lepage a accepté de se lancer dans l’aventure d’un nouveau spectacle-fleuve, pour des raisons qui tiennent à un triple anniversaire en 2023 : le 100e de la naissance de Jean Paul Riopelle, le 7 octobre ; le 50e de la création de la Compagnie Jean Duceppe ; et le 75anniversaire de Refus global.

Pour paraphraser Refus global, dont Riopelle est l’un des signataires, Robert Lepage repousse sans cesse les frontières de nos rêves au théâtre. Nul ne s’étonnera qu’après Léonard de Vinci, Cocteau et Sade, le créateur ait été séduit par un autre personnage historique. « En même temps qu’on aborde l’histoire intime de Riopelle, on parle aussi de l’Histoire avec un grand H, explique Lepage. Le Québec moderne n’a pas commencé avec la Révolution tranquille. La modernité est arrivée avant 1960, avec Riopelle, Borduas et quelques autres avant eux. »

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Avec Projet Riopelle, Robert Lepage s’attaque à un nouveau projet fleuve.

Trois ans de recherche

Finalement, la pandémie aura eu quelque chose de bon. En confinant Robert Lepage chez lui à Québec, elle lui a permis de faire des tonnes de recherche sur Jean Paul Riopelle et les artistes de cette époque. « En effet, c’est l’un des spectacles les plus documentés sur lesquels j’ai travaillé en carrière, dit-il. Trois ans de recherche. Au théâtre, c’est difficile de résumer un homme et un artiste aussi complexe et mystérieux. »

Car Riopelle se livrait peu sur sa vie et son œuvre. Pour ne pas trahir la mémoire de l’artiste ni fabriquer un personnage fictif éloigné du réel, Lepage et ses collaborateurs ont puisé dans les témoignages des amis et des proches. « Par chance, à l’époque, les gens aimaient beaucoup écrire des lettres, dit Lepage. Et Olivier Kemeid a épluché la correspondance de Riopelle pour écrire les dialogues de la pièce. Toutes les répliques ont été dites quelque part au cours de sa vie. »

Un Québécois errant

Riopelle vu par Lepage, c’est aussi l’histoire d’un Québécois qui déménage en Europe dans la jeune vingtaine. Et qui revient au Québec après avoir connu le succès en France, sans jamais renier ses racines. Sur son chemin, l’artiste croise des figures phares de l’histoire de l’art : Beckett, Breton, Giacometti, en Europe ; Barbeau, Mousseau, Gauvreau, et aussi Marcelle Ferron, Françoise Sullivan, au Québec. Sans omettre sa vie amoureuse, les femmes de sa vie, dont Joan Mitchell (jouée en deux temps par Anne-Marie Cadieux et Noémie O’Farrell). Riopelle a vécu durant 24 ans une relation tourmentée et passionnée avec la célèbre peintre américaine.

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Luc Picard et Anne-Marie Cadieux

On suit Riopelle de 1942, lorsque le jeune homme arrive à l’École du meuble de Montréal, dans la classe de maître de Borduas, jusqu’à peu avant sa mort. Une fresque à la Lepage, couvrant plus d’un demi-siècle et se déroulant à travers plusieurs lieux, avec comme fil rouge L’hommage à Rosa Luxemburg, l’œuvre testament de Riopelle qu’il va dédier à Joan Mitchell en 1992.

Ni Dieu ni maître

Au fil de temps, Riopelle change de style. Son art évolue sans cesse. Est-ce important pour un artiste de se renouveler dans une carrière ?

Riopelle ne se réinvente pas, il fuit. Quand on essaie de le catégoriser dans une case, comme l’abstraction lyrique, il se met à faire du figuratif. Il signe Refus global, puis il s’éloigne de Borduas et des automatistes.

Robert Lepage, metteur en scène

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Le montage du décor de Projet Riopelle, de Robert Lepage, au Théâtre Jean-Duceppe de la Place des Arts

Le spectacle va aussi aborder ce manifeste explosif. Un texte fondateur et toujours aussi pertinent, selon Lepage. « Sans généraliser, cette censure d’une élite bien-pensante dénoncée par les automatistes, ça ressemble à une autre censure de notre époque avec le wokisme, la culture de l’annulation. Parce qu’en 1948, ce n’était pas juste le clergé catholique et Duplessis qui empêchaient d’avoir une conversation avec des artistes aux idées nouvelles et différentes. »

Gabriel Lemire et Luc Picard incarneront Riopelle à des périodes différentes de sa vie : « C’est intéressant et beau dramatiquement que Luc joue à la fois le maître [Borduas] et l’élève [Riopelle, plus vieux]. On voit le jeune homme devenir la figure paternelle », commente Anne-Marie Cadieux.

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Gabriel Lemire et Noémie O’Farrell

« Le maître, c’est la personne qui t’enseigne, mais c’est aussi celle qui te libère, valide ton talent, ajoute Lepage. À 17 ans, quand je suis entré au Conservatoire d’art dramatique de Québec, j’étais certain que la direction me mettrait à la porte au bout d’un an ! Or, Marc Doré [le directeur de 1978 à 1988] a vu des choses en moi que je ne soupçonnais pas. Toutefois, après quelques années, j’ai rompu avec mon maître. À un moment donné, pour qu’un jeune artiste existe, il doit tuer le maître et le manger ! »

Il n’y a pas de création sans liberté. Cela était vrai dans les années 1940 et 1950. Et cela est vrai encore aujourd’hui.

Le projet Riopelle : Chez Duceppe, du 25 avril au 11 juin ; au Diamant, à Québec, du 19 octobre au 19 novembre. Le spectacle sera aussi présenté au Centre national des arts, à Ottawa.

Consultez le site de Duceppe, à Montréal Consultez le site du Diamant, à Québec