Le troll bienveillant, figure culte du web, consacre un premier roman aussi désarmant que cocasse à ses morts, pour la simple et bonne raison que « le monde mort est intéressant ».

Toute sa vie, le père de Joël Martel a trimballé le rêve d’un jour raconter sa rocambolesque existence dans un livre, même s’il n’était pas tellement du genre à traîner dans les librairies.

« Il jugeait qu’il avait eu une vie spectaculaire », explique son fils au sujet de Jici, un petit criminel du Lac-Saint-Jean à la parlure échevelée, toujours prêt à dégainer une anecdote de tranchées. Comme tous les bons conteurs, ce rebelle à la petite semaine entretenait un talent certain pour l’affabulation, même si son séjour en taule pour trafic de cocaïne, lui, appartenait à la vérité pure.

« Avec Jici, plus une déclaration était grotesque et plus il y avait de chances qu’elle soit vraie », écrit Martel qui, lui, s’était promis que dès que son père présenterait des signes de fléchissement, il le confesserait dans son enregistreuse.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Joël Martel

Mais comme on ne s’imagine pas Keith Richards passer l’arme à gauche, Joël Martel ne s’imaginait pas que son paternel s’en irait sans qu’ils aient le temps de tout se dire, malgré sa diète presque strictement composée de clopes, de bière et de steak haché.

Parce que la maladie a rapidement privé son père de l’usage de la parole, son fils n’aura pas été en mesure de récolter son ultime déposition. Sur ses derniers milles, l’homme s’exprimait « un peu comme quand Super Écran brouillait ses chaînes et qu’une fois de temps en temps, tu pouvais entrevoir des petits bouts des films », illustre l’auteur dans Comme un long accident de char, son premier livre, généreux en irrésistibles formules du genre.

Joël Martel avait enfin trouvé le prétexte au projet qu’il pellette en avant depuis sa sortie de l’université, celui d’écrire un livre. Et il lui fallait agir rapidement avant que, dans sa mémoire, tout s’efface.

C’est fou comment ça disparaît vite, les souvenirs.

Joël Martel

Qualifié d’« homme de variétés » dans sa notice biographique et de « troll bienveillant » par votre journaliste, Joël Martel s’est érigé au cours des 20 dernières années en figure culte, pour un certain public, grâce à sa prolifique discographie (pensez Mononc’Serge et François Pérusse, mais en plus broche à foin et dadaïste), aux absurdes délires dont il ponctue le web (son meilleur coup demeure cette vidéo dans laquelle il se fait passer pour un Français qui imite un Québécois) et ses chroniques parues dans Le Quotidien ou Voir Saguenay (où le rédacteur en chef lui avait confié des piges après avoir reçu une lettre d’insultes de sa part).

Joël Martel est ainsi moins un artiste multidisciplinaire qu’un artiste sans autre discipline que celle de vous mettre un sourire au visage.

La discorde et le chaos

Durant sa vingtaine, Joël Martel était, de son propre aveu, beaucoup plus baveux. « À cause du rock’n’roll et des livres d’Henry Miller, j’avais cru comprendre que la meilleure façon d’exister, c’était de créer la discorde et le chaos », confie-t-il en prononçant chaos comme vous prononceriez Carlos dans Carlos Santana, le fruit de son intact accent de gars d’Alma, où il vit toujours d’ailleurs.

Il signera dans Voir Saguenay un certain nombre de chroniques répondant à ses agitatrices ambitions, avant d’en venir à la conclusion que le chaos, ce n’était pas pour lui.

Un de mes oncles m’avait dit : « T’écris pas parce que t’as quelque chose à dire, t’écris juste pour faire fâcher le monde, pour garder le feu allumé ». Et il avait raison : je suis qui, moi, pour avoir une opinion sur tout ? Je suis correct intelligent, mais je ne suis pas super intelligent non plus.

Joël Martel

Question de provoquer son renvoi, celui qu’on le surnomme le « prince du temps » avait entrepris de pondre les chroniques les plus ennuyeuses possibles, sur son quotidien, sa blonde, son chien et la rue devant chez lui.

« Je me disais que les boss allaient finir par se rendre compte que j’étais en train de l’échapper », raconte le gentil fauteur de troubles, l’œil pétillant. « Mais c’est là que j’ai commencé à avoir des lecteurs. »

Aimer la mort

C’est avec ce même regard plein de tendresse amusée, de taquinerie au cœur à la bonne place, que Joël Martel catalogue dans son premier roman une ribambelle de moments durant lesquels le pas banal aura surgi du banal, ce qui est peut-être aussi une autre manière de décrire la mort.

Inventaire de toutes les personnes mortes qu’il a aimées – de ses aïeuls jusqu’aux deux enfants à qui il a dû faire ses adieux à la naissance –, Comme un long accident de char se déploie, à l’instar de presque toutes les œuvres sur la mort, comme une ode à tout ce que la vie a de magnifiquement imparfait.

« Le monde mort est intéressant », s’exclame Joël en mesurant bien son effet. « J’aime le monde mort parce que tout d’un coup, en parlant d’eux, on peut essayer de donner un sens à tout ce qui n’en avait pas, à tout ce qui a fait mal, au moment où ça se passait. »

À son fantasque de père absent, le jeune quarantenaire a donc tout pardonné. « Quand Jici réussissait à se rendre utile ou à nous faire plaisir, il devenait tellement émotif », se remémore Joël en devenant lui-même pas pire émotif. Il excuse le trémolo dans sa voix. « Et je lui disais tout le temps : P’pa, je ne peux pas t’en vouloir, parce que si t’avais été présent durant mon enfance, je ne serais pas la même personne. Il fallait que tu scrappes toute pour que je devienne qui je suis. »

Comme un long accident de char

Comme un long accident de char

La Mèche

144 pages