Dans Le temps au temps, dont la première médiatique avait lieu jeudi soir au Studio-Cabaret de l’Espace St-Denis, Julien Lacroix semble vouloir dire quelque chose, mais ne va jamais au bout de sa pensée.

Julien Lacroix n’est pas encore sur scène, mais sa voix se fait entendre alors qu’il discute avec son fils, qui s’enquiert des raisons pour lesquelles son père a été « cancellé », comme le lui a appris un camarade.

C’est qu’il n’a pas toujours été « un gentleman », explique le papa dans une formule euphémisante au possible. En juillet 2020, neuf femmes ont raconté au Devoir, « ce journal étudiant qui a fait faillite », dit-il, avoir été victimes d’agressions ou d’inconduites sexuelles de la part de l’humoriste.

Aborder le sujet de front

De retour avec un deuxième spectacle, le premier depuis la publication de cet article qui avait provoqué une onde de choc dans le milieu de l’humour, le gars de 31 ans prend le pari de non seulement aborder le sujet de front, mais de construire la majorité de ses numéros autour de l’impact qu’a eu cette enquête journalistique sur sa vie.

S’il a évolué en tant qu’humain, en arrêtant de boire et en devenant père, Julien Lacroix n’a pas pour autant fait évoluer son personnage, qui demeure cet homme-enfant proférant sur le ton d’un gamin en proie à un accès de saccharine les propos les plus inélégants.

Il y revient en tout cas très vite, après un bref segment, prometteur, durant lequel il se moque des hurluberlus qui l’ont défendu avec trop de véhémence sur les réseaux sociaux.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Julien Lacroix jeudi soir

Son principal procédé comique consiste encore à dire quelque chose d’absurde ou de plus ou moins transgressif – comme d’énumérer les prénoms de ses frères et de glisser dans la liste un prénom féminin –, d’accueillir les rires générés par cette incongruité, puis de s’interrompre un instant, en offrant au public un visage interloqué.

Et même si on veut bien convenir, comme il le répète à plusieurs reprises, qu’un homme peut commettre de graves erreurs sans pour autant être un « monstre », la goujaterie au deuxième degré est un privilège réservé aux artistes dont on peut légitimement présumer de l’irréprochabilité. Les blagues de gorge profonde, de masturbation, ou un passage sur 2 Girls 1 Cup, cette vidéo scatopornographique datant de 2007, confinent au malaise.

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Julien Lacroix

Il faudra aussi nous expliquer ce qu’il y a de drôle dans l’idée de comparer une personne quadriplégique à une crêpe, une ligne que Mehdi Bousaidan emploie également, presque mot pour mot, dans son plus récent spectacle.

De son séjour à la Maison Jean Lapointe à la perspective de devoir un jour expliquer ce qu’il a vécu à son fils, il y avait pourtant matière à se montrer vulnérable. Mais Julien Lacroix se refuse à plonger en lui-même et préfère tourner son regard vers l’extérieur.

En avoir sur le cœur

Tout ce spectacle souffre par ailleurs d’un palpable manque de finition, peut-être causé par l’absence de regard extérieur, l’humoriste ayant dû le monter seul. Les transitions entre les moments drôles et de brefs intermèdes réflexifs s’avèrent particulièrement laborieuses. Seuls son charisme et son sens de la répartie lui permettent d’éviter la catastrophe, et ce, même si jeudi soir, au Studio-Cabaret de l’Espace St-Denis, sa nervosité se faisait sentir.

Dans une lettre adressée à son fils, un procédé usé auquel il s’en remet juste avant la tombée du rideau, Julien Lacroix souffle le chaud et le froid : le mouvement de dénonciations de 2020 était nécessaire, affirme-t-il d’abord. Il avait lui-même « dépassé les limites », dit-il, avant d’inviter son enfant à se méfier d’une société qui sombrerait dans la « panique morale ».

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Julien Lacroix

Le plus grand deuil qu’il aura eu à faire n’est pas celui de sa carrière, ajoute-t-il, mais celui d’un « semblant de justice », des affirmations lourdes de sous-entendus, mais qu’il est difficile de commenter, parce qu’il n’en dira pas davantage. Le spectacle se termine à peine quelques secondes plus tard au son de The Show Must Go On, une chanson de Queen écrite par Brian May afin de célébrer le courage de son ami Freddie Mercury face au sida.

Julien Lacroix semble avoir quelque chose sur le cœur, c’est du moins ce que suggèrent ses étonnantes flèches décochées au Devoir et à l’humoriste Rosalie Vaillancourt. C’est aussi ce que laisse entendre ce segment durant lequel il se désole que tous les artistes mis au ban aient été placés dans un seul et même panier, que leur disgrâce ait été provoquée par des enquêtes journalistiques, des témoignages anonymes sur les médias sociaux ou une visite devant les tribunaux.

Mais il n’ira jamais au bout de sa pensée, comme s’il savait pertinemment que ce serait prendre un trop gros risque.

Le contrat entre un humoriste et son public repose sur la foi de ce public en ce que l’humoriste dit la vérité, ou du moins une vérité. Pas nécessairement une vérité factuelle, juste sa vérité à lui, celle de son cœur. Mais à sa vérité, Julien Lacroix ne nous donne jamais accès.

Le temps au temps

Le temps au temps

Julien Lacroix

En tournée partout au Québec

4/10