Malgré quelques lieux communs, Pas besoin d’ajouter la sauce de Neev, dont la première se tenait mardi à l’Olympia, repose sur un récit comme le Québec humoristique en a peu connu.

Né à Montréal, Neev appartient à la culture juive marocaine. Il est donc à la fois juif et arabe. « Sont pas supposés de s’haïr ce monde-là ? » lance-t-il en surjouant l’accent québécois, une question qu’on lui a souvent assénée alors qu’il tentait de démystifier son identité, qui ne cesse d’étonner.

L’humoriste de 39 ans n’a donc pas échappé à un antisémitisme qui s’est exprimé, dans sa vie, de manière plus ou moins explicite. Les Juifs contrôleraient les banques et les médias ? Dans la mesure où le peuple juif ne représente que 0,2 % de la population mondiale, cette théorie semble aussi farfelue que si quelqu’un prétendait que la population de Sorel contrôle l’ensemble du Québec, observe-t-il, une comparaison qui fait mouche.

Pas besoin d’ajouter la sauce, le premier spectacle de Neev, est commencé depuis environ trente minutes quand le fils de Saint-Laurent aborde le passionnant sujet de ses racines, en faisant remarquer que l’effroi qui gagneraient Israéliens et Palestiniens s’ils apprenaient qu’il existe au Québec une telle horreur que du houmous au chocolat suffirait à désamorcer leur conflit et à les unir face à un nouvel ennemi commun.

PHOTO JOSÉE LECOMPTE, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Neev de la première de son spectacle, mardi

Le plus expérimenté des nouveaux venus du rire nous avait jusque-là fait craindre non pas le pire, mais du moins, un spectacle s’abreuvant à des lieux communs : la nostalgie précoce d’un presque quarantenaire, la préciosité frôlant le ridicule des cafés de troisième vague ou, encore, l’agressivité qui semble avoir gangréné pour de bon les réseaux sociaux. Des sujets que Neev sert avec toute la maîtrise d’un artiste qui chauffe la scène depuis quinze ans, bien que sans leur offrir un regard particulièrement original.

C’est lorsqu’il aborde sa propre trajectoire qu’il entre en territoire inédit et nomme enfin quelque chose qui lui appartient en propre, et non à l’air du temps.

Cette histoire, celle d’un immigrant de deuxième génération qui tente de faire le tri entre l’héritage de ses parents et celui de son pays natal, compose un récit comme le Québec humoristique en a peu connu.

Un singulier déchirement

En se rendant tourner un film au Maroc, Neev pensait entrer en terre promise. Mais comme il le constatera rapidement, les rôles genrés au sein d’un duo de parents n’y ont pas été déconstruits de la même manière qu’ici. Premier petit inconfort. Puis, lorsqu’une pure inconnue embrassera son enfant dans un centre commercial, son premier réflexe sera de lâcher… un bon vieux sacre.

Comme tant d’immigrants de deuxième génération, Neev vit donc ce singulier sentiment de déchirement : jamais assez québécois aux yeux de la société qui l’a vu naître, mais jamais assez marocain aux yeux du pays de ses ancêtres. À l’instar du poète, Neev est un homme rapaillé qui, lui aussi, trouve ses repères dans l’amour : celui qu’il porte à ses enfants, celui qu’il a développé pour la fête (pas très juive) de Noël, ainsi que celui qui le liera à jamais au bar à pain chez Pacini.

Bien que sur un ton évidemment beaucoup plus comique, ce spectacle rappelle en partie le roman Là où je me terre de Caroline Dawson. Nous garderons longtemps en tête cette image de Neev pour qui l’intégration, c’était de regarder Lance et compte dans la chambre de ses parents, en mangeant des clémentines du Maroc.

Un passage cocasse au sujet de la passion de son paternel pour les aubaines est teinté de la même mélancolie : son père pourrait se permettre financièrement de ne plus courir les rabais, mais un homme qui a un jour dû compter chacun de ses sous afin de nourrir ses enfants ne se débarrassera jamais de cette habitude.

Vive le joual

S’il n’est donc pas le premier humoriste issu de la diversité à partir à la conquête du Québec, Neev compte parmi les premiers à décrire avec autant d’acuité ce que cela signifie d’être ainsi écartelé.

À l’instar d’un Rachid Badouri, il ponctue cependant lui aussi ses observations et ses anecdotes d’une panoplie d’accents – québécois, italien, créole – qu’il épouse tous avec un judicieux mélange de taquinerie et de tendresse.

De la tendresse, il y en a d’ailleurs beaucoup dans la fin du spectacle, deux numéros en forme d’hommage à la courtepointe culturelle montréalaise ainsi qu’au français québécois. Dans le premier, Neev célèbre la richesse (souvent truculente) des radios communautaires de la métropole, en imitant joyeusement le ton et la couleur de chacune des fréquences, de la station arabe à la station haïtienne.

Dans son ode au joual, l’ancien étudiant en philo s’émeut de la capacité qu’a cette langue de comprimer beaucoup d’informations en peu de syllabes. Pour dire les choses efficacement, rien ne vaut cette parlure pas très propre tachée de cambouis et d’huile.

« Je suis qui je suis grâce à mon père », affirme Neev, mais Neev est également qui il est grâce à ce Québec ayant façonné son imaginaire et son humour. C’est Bopébine de Plume Latraverse qui retentit quand le rideau tombe, un choix aussi surprenant qu’étonnamment émouvant.

Pas besoin d’ajouter la sauce

Pas besoin d’ajouter la sauce

Neev

En tournée partout au Québec

7/10

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