J’évoque rarement mon instrument parce qu’il est… clivant. Certains sont charmés, électrisés par ce son (allô, Yves P. Pelletier, Rosalie Vaillancourt !), d’autres me disent poliment « on vous aime bien, mais pourquoi avoir choisi un instrument si désagréable ? »
Aujourd’hui, je rends hommage au clavecin pour saluer la fin de ma modeste carrière d’interprète. Oui, finis les concerts ! On est à l’ère de l’efficacité énergétique : la vie est courte et mon énergie est maintenant mieux employée ailleurs.
L’instrument est encore là ; j’en joue par plaisir, jamais plus par obligation.
On me pose souvent la question : pourquoi le clavecin ?
Dans le choix d’un instrument, il y a souvent le hasard, ou des aspects simplement pratiques. On joue de la guitare pour la traîner dans un parc ou au sous-sol, elle accompagne une chanson connue, elle permet d’en inventer une nouvelle. On joue du piano parce qu’il y en a un chez une amie, de la flûte à bec parce que l’école l’impose.
Déjà, pour le violon ou le violoncelle, il faut un dosage de volonté et de persévérance plus complexe : des parents déterminés, un enfant allumé et discipliné.
Alors imaginez un peu le drôle de chemin qui fait qu’une adolescente choisit un jour le trombone, la contrebasse ou le clavecin. Il y a toujours une composante de hasard et une autre d’identification : on croise l’instrument (par hasard) et le corps se reconnaît soudain, trouve ses repères, établit un dialogue naturel.
Quand j’avais 10 ans, mon père a pris en tutelle un petit clavecin en piteux état, abandonné par un de ses amis parti vivre en France. Cet architecte mélomane et original l’avait construit à partir d’un kit. OK, déjà un gros coup de pouce du destin.
Plus encore, un professeur de musique de ma polyvalente, Hermel Bruneau, était un des rares clavecinistes de la ville de Québec et il m’a fait découvrir les charmes de l’instrument.
Je suis entrée dans la classe de clavecin du Conservatoire à 13 ans. Pause ici pour crier haut et fort que l’enseignement au Conservatoire est GRATUIT pour les jeunes : au moins un peu de talent et beaucoup de détermination, c’est le prix à payer.
En 4e secondaire, devant composer un autoportrait en classe de Français, j’ai écrit ce petit poème maladroit, mais étrangement toujours vrai.
Je suis faite, comme un clavecin
De timbres minces et allongés
De nuances et de phrasés
Et d’une maudite dignité
Mes os s’étirent et se prolongent
En cet instrument fragile
Duquel jaillissent en doubles-croches
Les boucles croches de mes cheveux
Bach est toute ma sagesse
Couperin ma tendre folie
Oui, c’est l’instrument de Bach, qui lui confie des défis de haute voltige mathématique, demandant une concentration de feu pour ne rien échapper dans une fugue à quatre voix. Il sait aussi créer un mouvement perpétuel, une onde sonore où chaque son se détache.
C’est l’instrument des Couperin, une dynastie de Parisiens. Si François Couperin a inventé le bon goût et la délicatesse, déclinés en quelques centaines de courtes pièces, son oncle Louis Couperin, au XVIIe siècle, a été le maître d’un genre intrigant : le prélude non mesuré.
Aucune barre de mesure, des grappes de notes, parfois réunies sous de grandes lignes courbes, des détours mélodiques très bizarres : plonger dans ces œuvres et en comprendre le flot a été un plaisir intense de la fin de mon adolescence. On a l’indie folk qu’on peut…
Désespérément sec et menu dans une grande salle moderne, le son du clavecin peut maintenant être discrètement amplifié pour reprendre vie. Pas de honte : Mick Jagger ou Jane Birkin n’auraient jamais chanté sans leur micro.
Mais quand l’instrument que j’aime se retrouve dans une acoustique favorable, avec du bois et un espace bien proportionné, il peut tout dire, tout exprimer.
Ici, c’est un caractère sombre et fier, à la Carmen, avec une énergie presque flamenco. Férocement agréable à jouer, je vous l’assure.
Chaque son est le produit d’une corde pincée, véritable petite explosion d’énergie.
J’ai toujours aimé le clavecin qui a des dents, qui découpe le temps comme le hi-hat d’un drum, dans un concerto brandebourgeois de Bach ou dans un tango de Piazzolla.
Mais le plus beau défi, c’est de « toucher le clavecin », comme le disaient les anciens Français. Le rendre sensuel, comme si le doigt lui-même pinçait la corde avec sa pulpe.
C’est là qu’il touche au cœur et s’y inscrit pour toujours.
Une occasion rare d’entendre un récital de clavecin : Carole Cerasi, venue d’Angleterre, sera l’invitée de Clavecin en concerts le 26 avril prochain.
Consultez le site de Clavecin en concertsEt si vous avez la piqûre, vous pourrez assister en juillet aux épreuves du concours de clavecin Jurow, le plus important d’Amérique du Nord, qui se tiendra pour la première fois au Canada, au Conservatoire de Montréal.