Elle est arrivée d’un pas alerte et s’est plantée droite comme un I au milieu de la salle d’exposition, prête à répondre à toutes nos questions. À 96 ans, Phyllis Lambert demeure aussi vive, curieuse et philosophe qu’il y a une soixantaine d’années, au moment où elle entamait des études en architecture, à Chicago.

Elle reste aussi la femme engagée qu’elle a toujours été, consacrant temps et énergie à protéger le patrimoine, particulièrement celui de Montréal, « sa » ville. Le matin de cette rencontre, je l’avais d’ailleurs entendue dans un reportage d’ICI Première au sujet d’une église, l’une des très nombreuses qui sont actuellement menacées de démolition au Québec.

Mais si une poignée de journalistes entouraient la fondatrice du Centre canadien d’architecture et philanthrope, membre de l’illustre famille Bronfman, ce n’était pas pour l’écouter parler de « pierres grises », son sujet de prédilection, mais d’une autre passion qui fait partie de sa vie : la photographie.

Grâce à l’exposition Observation de la galerie Pierre-François Ouellette Art contemporain, le public découvre cet aspect méconnu du parcours de Phyllis Lambert. Depuis le milieu des années 1950, celle qui a beaucoup voyagé a réalisé pas moins de 80 000 clichés.

Un livre, Observation Is a Constant That Underlies All Approaches, publié il y a quelques mois, nous offre une sélection d’environ 300 photographies. Le commissaire de l’exposition, Adad Hannah, a retenu 70 instantanés qui vont bien au-delà d’exemples architecturaux.

PHOTO FOURNIE PAR LA GALERIE PIERRE-FRANÇOIS OUELLETTE ART CONTEMPORAIN

Fuller Dome, Haida Gwaii, Phyllis Lambert_Geodesic dome, Haida Gwaii, British Columbia, 2015 (imprimée : 2023)

Le regard que pose Phyllis Lambert avec les nombreux appareils photographiques qui l’ont accompagnée au cours de sa vie (elle a même fait de la photo sous-marine) est à la fois celui de l’architecte et de l’amoureuse des vieilles pierres, mais aussi de celle qui s’intéresse à la vie urbaine et aux êtres humains qui en font partie. « L’architecture, c’est d’abord l’environnement », dit-elle.

Le projet d’Habitat 67 au moment de sa construction, la fontaine du Seagram Plaza, en 1961, le temple d’Apollon en Turquie, les Halles de Paris avant leur démolition, des cyclistes lors du Grand Prix du Parisien, en 1963, l’observatoire Jantar Mantar, à New Delhi, tous ces lieux passent par le prisme de celle qui tient l’appareil, ce qui est le propre de la photographie.

En découvrant ces photographies, on comprend que Phyllis Lambert a fait sienne cette phrase de Jacques Ferron qui a déjà écrit que l’architecture exprime d’abord une civilisation.

Il est fascinant de voir, lorsqu’on visite l’exposition avec l’auteure des clichés, qu’elle a une mémoire phénoménale des lieux et des époques où ils ont été pris. Elle commente chacune des photographies en évoquant des souvenirs qui demeurent accrochés au temps comme les oursins aux rochers.

J’ai voulu savoir quelle est la motivation derrière la prise de ces dizaines de milliers de clichés. Un désir de documenter ? « Documenter… je n’aime pas trop ce mot, m’a répondu Phyllis Lambert du tac au tac. J’ai d’abord fait ces photos pour moi. »

PHOTO FOURNIE PAR LA GALERIE PIERRE-FRANÇOIS OUELLETTE ART CONTEMPORAIN

Phyllis Lambert_Autoportrait, 860 Lake Shore Drive, Chicago, Illinois, 1961 (imprimée : 2023)

Saluons ici le travail de David Cyrenne qui a eu le courage de plonger dans les milliers de négatifs, de diapositives et d’autres supports (durant plusieurs années) pour faire des choix. Et saluons l’expertise de ceux qui ont créé des juxtapositions entre les diverses photos, aussi bien dans l’ouvrage que pour l’exposition.

Il est étonnant que ces photos n’aient jamais été montrées avant ce jour. « Je n’ai jamais pensé que cela était possible, dit simplement Phyllis Lambert. Après le projet de livre, il y a eu une occasion. »

Il faut saluer l’initiative de Pierre-François Ouellette d’offrir au public montréalais cette très belle exposition qui nous fait prendre conscience de l’importance du travail des architectes et des ravages qu’on fait subir à leur travail, même si Phyllis Lambert tient à préciser que le choix des photos n’a pas été fait dans ce sens.

« Oui, je dénonce souvent les ravages, mais ce n’est pas ce que j’ai voulu montrer ici », nous a-t-elle expliqué. Ses photographies sont le fruit d’une observation qui tente d’établir un lien entre l’art et les « divers domaines de la connaissance humaine ».

Phyllis Lambert continue de réaliser des photographies. Mais il y a belle lurette qu’elle n’utilise plus ses appareils 35 mm, Nikon ou autres. Aujourd’hui, c’est munie du dernier modèle d’iPhone glissé dans sa poche qu’elle marche dans les rues des villes.

J’ai rencontré Phyllis Lambert mercredi dernier lors d’une visite de presse de l’exposition. Samedi, en début d’après-midi, elle donnait une conférence devant des historiens en architecture réunis à Montréal avant de participer à un évènement public dans le cadre de son exposition Observation.

PHOTO FOURNIE PAR LA GALERIE PIERRE-FRANÇOIS OUELLETTE ART CONTEMPORAIN

Phyllis Lambert Chess players, Seagram Plaza, New York City, 1961 (imprimée : 2023)

On voudrait tous avoir une part de cette énergie, de cette passion qui demeure intacte.

Ce besoin d’immortaliser ce que son œil happe est encore présent. D’ailleurs, elle n’a pas pu s’empêcher de photographier mon collègue Charles William Pelletier… pendant qu’il la photographiait.

Insaisissable, Phyllis Lambert l’est encore. Elle a compris que c’est ce qui la rapproche de l’éternité.

Observation, jusqu’au 20 mai, à la galerie Pierre-François Ouellette

Consultez le site de l’exposition