Les magasins de disques sont des lieux remplis d’histoire : celle de la musique qui se trouve sur leurs présentoirs, certes, mais aussi celle de leurs propriétaires. À l’approche du Record Store Day, célébration annuelle prévue pour le 22 avril de ces boutiques qui résistent au rouleau compresseur des services d’écoute en continu, La Presse vous convie à une virée des disquaires indépendants de la province.

Le personnage Jello

PHOTO GIMMY DESBIENS, LE QUOTIDIEN

Jello Villeneuve

Jello Musique
1275, avenue du Pont Sud, Alma

Tous les vendredis de son enfance, Angelo Villeneuve, que tout le monde à Alma appelle Jello, se rendait chez son disquaire. « Je ne mangeais pas, je gardais chaque jour le dollar qu’on me donnait pour le dîner, et quand la semaine finissait, j’allais m’acheter un vinyle », se remémore-t-il. À chacun sa nourriture.

Jello a 11 ans lorsqu’il amorce sa carrière de disc-jockey au club des jeunes de Métabetchouan–Lac-à-la-Croix, parcours précoce qu’il poursuit à partir de 15 ans à la discothèque Le Flirt, de l’Hôtel Hébert, à Hébertville. C’est en toute logique que le propriétaire de la Galerie du disque, défunt disquaire d’Alma, embauche en 1976 celui qui comptait parmi ses meilleurs clients. Dix ans plus tard, le 17 juin 1986, le DJ vedette du Lac-Saint-Jean ouvrait les portes de Jello Musique, qui fait partie aujourd’hui des plus vieilles boutiques de disques au Québec – L’Indicatif à Laval-des-Rapides, lui, existe depuis 1978.

Jello a vendu des 45 tours, des cassettes 4 pistes, des cassettes 8 pistes, des CD… et des 33 tours, à deux époques ! En 2012, lorsque sa fille lui souffle à l’oreille que le bon vieux format effectue un retour, le visionnaire se tourne vers sa propre collection, 15 000 disques qu’il avait choisi d’entreposer, plutôt que de s’en débarrasser, 18 ans auparavant. Bravo.

PHOTO GIMMY DESBIENS, LE QUOTIDIEN

Jello Villeneuve

Quand on me demande : “Pourquoi Jello ?”, je réponds toujours que dans Jello, il y a cinq lettres, comme dans Jésus et Elvis.

Jello Villeneuve

Le mélomane de 63 ans amorce chacune de ses journées autour de 4 h, en préparant l’émission de 90 minutes, Dansons comme dans l’temps, qu’il coanime en direct de son magasin de 14 h à 15 h 30, du lundi au vendredi, au 92,5 FM, CKAJ, une radio de Jonquière.

Lancée durant la pandémie afin d’égayer les âmes et les corps confinés, l’émission épouse la forme d’une soirée de danse, à la différence que les slows arrivent vers 15 h, et non 3 h. « Mais gênez-vous pas pour faire du bruit si vous êtes ici pendant que je suis en ondes, assure-t-il, ça fait juste prouver qu’on est en direct. »

Après avoir passé plus de 25 ans aux Galeries Lac-Saint-Jean, Jello a emménagé en janvier sur l’avenue du Pont, sous un toit qu’il partage avec La Belle Boutique, l’entreprise de sa conjointe Oulaya Toumi. Il sera aussi aux commandes, dans quelques mois, du bar laitier qu’abrite cette adresse. Sa disco mobile, elle, a déjà 21 mariages à l’agenda, un peu partout au Québec, à l’été. Diversifier ses activités ? « C’est ce qui me tient en vie », confirme celui dont le magasin observe des heures d’ouverture dignes d’un dépanneur (9 h 30, tous les matins, sauf le dimanche).

Pourquoi visite-t-on Jello Musique ? « Les gens viennent voir le personnage Jello », répond le principal intéressé du tac au tac. « Les gens viennent parce que c’est moi qui suis là. Je mettrais une autre personne à ma place que je ferais zéro. »

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La musique, aliment de l’amour

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Valérie de Gagné et Stéphane Burelle

Le Sillon 3809, rue Principale, Dunham

Avant la pandémie, Valérie de Gagné ne se voyait pas travailler avec son chum. « Mais on s’est rendu compte qu’on ne s’emmerdait pas à passer 12 heures ensemble par jour », confie en riant la copropriétaire du Sillon, devant un décor de cabane à sucre, qui s’explique aisément. C’est dans l’ancien musée du sirop d’érable, juste à côté de la Brasserie Dunham, que le disquaire-libraire bourgeonne depuis avril 2021.

Disquaire-libraire ? Tout aussi mélomane fût-elle, Valérie a toujours eu de la compassion pour les blondes de ceux pour qui il n’y a rien d’absurde à passer plusieurs heures à fouiller tous les bacs d’un magasin. Un cliché, certes, mais que le réel dément rarement.

C’est pour ça qu’on a rentré les livres : par solidarité pour les blondes qui attendent leurs chums et qui roulent des yeux pendant qu’ils parlent de Rush.

Valérie de Gagné

La libraire de 52 ans s’esclaffe. « Il fallait que ces pauvres filles-là aient quelque chose à feuilleter ! », lance celle qui aime mettre en valeur la richesse de la littérature québécoise.

Au mur du Sillon : La Llorona de Lhasa, Mama’s Gun d’Erykah Badu et My War de Black Flag. Nina Simone est là aussi, pas loin. Un quatuor encapsulant parfaitement l’esprit des lieux. « Notre plus grosse section, c’est le funk, soul, disco, mais comme je suis un métalleux depuis l’âge de 12 ans, on a pas mal de métal, hardcore, punk vieille école », explique Stéphane Burelle, 56 ans, qui, avant Le Sillon, travaillait comme directeur technique au Palace de Granby.

Avec une clientèle composée à parts égales de gens de la région et de visiteurs, Le Sillon est la preuve que les disquaires comptent désormais, comme les microbrasseries, parmi les destinations que les touristes inscrivent à leur itinéraire. C’est le cas aussi, dans les Cantons-de-l’Est, de Disques Tony’s Records, à Sutton.

Et la vie de couple ? « Ça va super bien », lance Valérie. « Notre ratio de chicanes est presque inexistant. » Shakespeare pensait peut-être au Sillon lorsqu’il a écrit que « la musique est l’aliment de l’amour ».

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La gentille punk de Saint-Roch

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Roxann Arcand

Le Knock-Out 832, rue Saint-Joseph Est, Québec

C’est inscrit en toutes lettres derrière le comptoir : Attitude de marde, service de marde. Au Knock-Out de Québec, les clients savent à quoi s’en tenir. Mais rares sont les occasions où Roxann Arcand doit s’en remettre à son écriteau. L’intraitable gentillesse de cette amie des poqués en tout genre parviendrait à désarmer le plus acariâtre des visiteurs.

« On fait semblant d’avoir l’air bête, pour rire, mais j’aime beaucoup, beaucoup les gens », résume la gentille punk qui, pas de hasard, est née en même temps que son genre musical de prédilection, en 1977.

C’est en rentrant de South by Southwest, auquel elle participait avec la défunte formation Machinegun Suzie, que la batteuse et actuelle chanteuse du groupe Enfants Sauvages décide de quitter son emploi de longue date dans une chocolaterie, afin de créer un lieu semblable à ceux qu’elle avait visités là-bas.

Le quartier Saint-Roch avait non seulement besoin d’un disquaire, mais d’un disquaire où ses amis rockeurs pourraient offrir des performances d’après-midi – des in-stores, comme on dit dans le jargon.

« Les petits évènements gratuits, c’est comme les dégustations à l’épicerie », illustre celle qui a reçu récemment Thierry Larose et qui accueillera Maude Audet le 5 mai. Il lui importait aussi de pouvoir permettre aux jeunes de goûter à l’électricité de la musique vivante.

Il y a plein de membres de mes anciens bands qui ont des enfants, et c’est le fun quand ils peuvent venir voir leurs parents faire des shows ailleurs qu’au Scanner [bar spectacle de la Basse-Ville] à 3 h du matin.

Roxann Arcand

Rare femme à la tête d’un commerce du genre au Québec, Roxann Arcand s’est souvent fait prendre pour une simple employée. « Le stéréotype du disquaire de 45-50 ans qui tripe sur Pink Floyd était encore très présent », se désole la copropriétaire (avec son ami Jean-Philippe Tremblay). « Mais maintenant, tout le monde est très chill et je pense que ça a aidé à diversifier notre clientèle. Ça peut être malaisant pour une fille de rentrer dans une place où il y a juste des gars. »

Autre phrase accrochée à un mur du Knock-Out, qui fêtera en mai son 10e anniversaire : « L’amour, c’est comme un vieux punk, ça pue, mais ça veut vivre. » Et l’amour de Roxann Arcand – pour son magasin, pour son quartier, pour la musique – aspire lui aussi à défier le temps. Elle sourit. « Mon rêve, c’est de devenir la vieille bonne femme de 90 ans qui chiale dans sa boutique. »

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Debout, malgré tout

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Marc-Olivier Marchand

La Table Tournante 639, rue Saint-Pierre, Terrebonne

Au début de la vingtaine, Marc-Olivier Marchand s’est longtemps cherché un emploi, en vain. Dans toutes les entreprises où il déposait son curriculum vitæ, y compris plusieurs disquaires, même scénario : l’enthousiasme était au rendez-vous, jusqu’à ce qu’il évoque son handicap.

« C’était rendu que les gens chez Emploi Québec me suggéraient de ne juste pas le mentionner », se rappelle celui qui vit avec une hémiparalysie du côté droit, qui l’empêche de passer de longues heures à la verticale, mais qui ne l’empêche certainement pas de se tenir debout.

On vit dans une société où on aime dire qu’il n’existe plus de préjugés envers les personnes handicapées, mais dès que tu demandes qu’on adapte un peu un emploi, c’est comme si tu avouais que tu es incompétent.

Marc-Olivier Marchand

C’est ainsi qu’à 22 ans, en 2004, afin de s’arracher à l’aide sociale, Marc-Olivier ouvrait les portes de son propre commerce, La Table Tournante. Terrebonne était orpheline de disquaire indépendant depuis la fermeture du Musigo, là où Marc-Olivier s’est mis pour la première fois dans les oreilles la distorsion de Nirvana ou Sonic Youth, grâce à la bienveillante insistance de certains employés – les années de formation de tout amateur de musique sont jalonnées de rencontres du genre.

Bien que son stock soit en partie composé de disques neufs, La Table Tournante mise surtout sur son offre de seconde main, ce qui suppose le déploiement d’efforts constants, semblables à ceux d’un agent d’immeubles à la recherche de vendeurs potentiels (mais avec un look un peu moins compassé).

« Ma job, c’est de fouiller et de trouver la personne qui veut se départir de ses disques », explique Marc-Olivier Marchand en se remémorant la visite d’un sympathique monsieur qui s’était présenté avec une vingtaine de vieux Rolling Stones : « Les Rolling Stones dans le meilleur état que j’ai vu de ma vie. »

« Je l’ai rappelé quelques semaines plus tard pour savoir s’il en avait d’autres et il m’a vendu toute sa collection. C’était comme s’il n’avait jamais touché à ses disques. » D’autres mélomanes se feraient un plaisir de leur offrir un peu d’usure.

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Quelque chose de vivant

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Julien Rouleau (à droite), propriétaire du Noise à Saint-Jean-sur-Richelieu. Avec ses employés Patrick Pépé Poliquin (à gauche) et Kevin Darling (au centre).

Le Noise 151, rue Richelieu, Saint-Jean-sur-Richelieu

En 1994, lorsque son idole Kurt Cobain se suicide, Julien Rouleau passe plusieurs jours enfermé dans sa chambre à pleurer, sans aller à l’école, jusqu’à ce que son père lui offre un conseil qui l’accompagne encore, près de trois décennies plus tard : tripe donc sur quelque chose de vivant.

Triper sur quelque chose de vivant, c’est ce à quoi le disquaire de 42 ans s’applique depuis. En 1998, il était embauché chez Music World, avant de migrer deux ans plus tard du Complexe Desjardins vers le HMV Megastore, angle Peel et Sainte-Catherine.

« Mais quand HMV a fait faillite [en 2017], je me suis ramassé chez Winners, et pour moi, ce n’était pas winner du tout », blague celui qui a longtemps présidé la section punk du gigantesque magasin montréalais et qui se souvient de l’affluence monstre, les midis, de travailleurs du centre-ville, quand il suffisait de faire tourner un album de salsa pour en vendre des centaines d’exemplaires dans l’heure.

À cause des applications d’écoute en continu, les disquaires ne renoueront sans doute jamais avec ces années de grande affluence, d’avant Napster. Mais le vinyle, même 15 ans après le début de sa résurgence, continue de gagner des adeptes, constate celui qui, en 2021, a ouvert à Saint-Jean-sur-Richelieu les portes de son propre magasin, Le Noise.

« Il y en a beaucoup qui ont chialé contre Taylor Swift l’an dernier », observe-t-il au sujet de l’ambassadrice du Record Store Day 2022, un choix critiqué par certains esprits sévères selon qui elle n’incarnait pas les valeurs d’indépendance que représente cette journée. « Mais des artistes comme elle amènent une clientèle de tous les âges et de tous les genres », souligne-t-il, notamment beaucoup de jeunes femmes.

Adolescent, Julien achetait surtout des CD, mais collectionnait déjà les vinyles de ses artistes préférés, dont Pearl Jam, dit-il devant les deux affiches du groupe de Seattle qui ornent les murs de sa boutique. Il partage aujourd’hui son amour pour le 33 tours avec sa fille de 4 ans. « À la maison, on écoute la trame sonore d’Encanto à longueur de journée, sur vinyle, et sur sa table à elle. »

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