Malgré des ventes qui ne cessent d’augmenter et une clientèle de moins en moins homogène, les disquaires indépendants craignent, à l’approche du Record Store Day, que la hausse des prix du vinyle fasse sauter l’aiguille de l’enthousiasme des mélomanes.

« La hausse des prix. » Jean-François Rioux laisse tomber ces mots comme un médecin prononcerait un diagnostic grave. Pour le propriétaire du Vacarme, un disquaire de la Plaza Saint-Hubert, la proverbiale inflation ne saurait expliquer à elle seule la flambée à laquelle il assiste depuis la fin de la pandémie, dans les catalogues des géants du disque.

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Alexandre Fontaine Rousseau, disquaire, et Jean-François Rioux, propriétaire du Vacarme

On parle d’une hausse de parfois 10 $ d’un coup, et ça affecte beaucoup nos marges. J’ai beau la réduire pour que ça paraisse le moins possible sur la facture des clients, on a un peu l’impression que les majors sont en train de saboter quelque chose de beau.

Jean-François Rioux, propriétaire du Vacarme

Quelque chose de beau ? Selon un rapport de la Recording Industry Association of America, le vinyle enregistrait en 2022 des ventes grandissantes pour la 16année consécutive, une hausse de 17 % par rapport à 2021. Le vinyle surpassait ainsi le disque compact pour la première fois depuis 1987.

Chez nous, selon la dernière analyse de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec, 197 100 disques ont trouvé preneur dans la province en 2021, une hausse de 26,4 %, contre 1 003 000 CD (en baisse de 7,6 %).

Au magasin Aux 33 tours, la petite grande surface du vinyle sise sur l’avenue du Mont-Royal Est, le directeur de la logistique Patrick Chartier constate une diversification de la clientèle. « Avant, c’était 70 % masculin, alors que maintenant, on tend vers 40 % de femmes. Et on a autant des plus vieux qui viennent racheter les disques qu’ils avaient mis aux poubelles en 1991 que des jeunes. »

Mais, craint-il, « si les prix continuent de grimper en fou, le vinyle ne sera plus accessible aux ados, à ceux qui découvrent la musique. La bulle pourrait finir par exploser ».

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Patrick Chartier, directeur de la logistique, Aux 33 tours

Le marché de seconde main accuse lui aussi le coup de l’augmentation de la demande créée par la pandémie, durant laquelle plusieurs mélomanes du dimanche se sont découvert une vocation de collectionneur. Christophe B. De Muri, copropriétaire du café et disquaire 180 g, dans Rosemont, s’est résolu à placer aussi des cassettes et des CD usagés sur ses présentoirs, le prix des vinyles usagés tutoyant dans certains cas le ridicule.

« Ce qui a motivé, au moins en partie, le retour du vinyle, c’était le plaisir d’aller fouiller dans des ventes de garage, des sous-sols, et de tomber sur des galettes classiques, à prix modiques, se souvient-il. C’est pour ça qu’aujourd’hui, j’ai beaucoup plus de fun à trouver un CD de Supreme Clientele de Ghostface Killah à 1 $ qu’un exemplaire vinyle complètement magané à 150 $. »

La solution locale

Comment résister à cette bulle ? En se tournant vers la musique québécoise, répond Jean-François Rioux, qui se réjouit des prix généralement beaucoup plus raisonnables des albums d’artistes d’ici – souvent entre 20 $ et 30 $, contre 48,99 $ pour 30 d’Adele ou 56,99 $ pour Mr Morale And The Big Steppers, le double de Kendrick Lamar. « “Fais-moi découvrir une nouveauté locale”, c’est une phrase qu’on entend beaucoup plus régulièrement depuis la pandémie », dit-il.

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Christophe B. De Muri, copropriétaire du 180 g

« Le fait que ce soit parfois jusqu’à deux fois moins cher que les trucs américains, ça encourage les gens à essayer des nouvelles affaires », ajoute Christophe B. De Muri, qui met en valeur les musiciens montréalais qui déposent leurs disques au 180 g en immortalisant leur visite à l’aide d’une photo ensuite publiée sur Instagram. « C’est rendu qu’il y a des artistes qui nous appellent pour nous demander s’ils peuvent venir prendre la fameuse photo ! »

Mais comment les maisons de disques québécoises arrivent-elles à vendre leurs produits moins cher que leurs concurrents américains ? Impossible pour La Presse d’obtenir une réponse chez Sony ou Universal. « C’est simple : c’est parce que les majors aiment plus faire de l’argent que nous », lance Jean-Christian Aubry, directeur label et opérations chez Bonsound, l’étiquette de Lisa LeBlanc, des Louanges et de Milk & Bone.

Si la démocratisation de la musique est inscrite dans l’ADN de la maison, souligne-t-il, l’implacable loi de l’offre et de la demande est aussi ici à l’œuvre.

Il se passe la même chose qu’avec le prix des billets de spectacle : ces grandes entreprises se rendent compte qu’elles peuvent monter le prix des disques de Taylor Swift et en vendre autant.

Jean-Christian Aubry, directeur label et opérations chez Bonsound

Alors qu’un disque de Philippe B à pareil prix refroidirait peut-être ses fans.

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Un jeune client d’Aux 33 Tours

Avec des pressages initiaux variant entre 500 et 1000 exemplaires, mais des marges de profit pouvant s’élever jusqu’à 10 $, le vinyle peut représenter une part non négligeable du plan d’affaires entourant la mise en marché d’un album pour un artiste québécois qui tire peu de revenus des plateformes d’écoute en continu.

Autre problème : les labels québécois se heurtent depuis la pandémie – encore elle – à de longs délais de fabrication – en moyenne six mois, selon Jean-Christian Aubry. Il n’existe que six usines de confection de disques du genre au Canada. « Ce que je ne voudrais surtout pas, conclut-il, c’est que le vinyle devienne un produit de luxe, un objet de collection. Il faut se rappeler ce que c’est, au départ : un support cool pour écouter notre musique préférée. »

Les cinq albums les plus vendus en vinyle aux États-Unis en 2022

  • Midnights de Taylor Swift (945 000 exemplaires)
  • Harry’s House de Harry Style (480 000 exemplaires)
  • SOUR d’Olivia Rodrigo (263 000 exemplaires)
  • good kid, m. A. A. d city de Kendrick Lamar (254 000 exemplaires)
  • Rumours de Fleetwood Mac (243 000 exemplaires)

Revenus de la musique enregistrée aux États-Unis en 2022

  • 13,3 milliards
  • 84 % proviennent des plateformes d’écoute en continu ;
  • 11 % des albums physiques ;
  • 3 % des téléchargements payants ;
  • 2 % des ententes de synchronisation

Source : Recording Industry Association of America