Je viens de survivre à un déménagement en plein hiver, que j’espère être le dernier. Même si je me suis débarrassée d’une tonne de livres, il y avait encore une centaine de boîtes à transporter ne contenant que des bouquins. « Le poids de la culture », disaient les déménageurs en rigolant. Je les soupçonne de sortir régulièrement cette blague aux clients qui font augmenter la facture avec leurs bibliothèques.

Beaucoup de gens me demandent : mais pourquoi tu t’infliges ce supplice ? Parce que ça me rassure, et on peut probablement mesurer mon niveau d’anxiété au nombre de tablettes pleines dans la maison. L’actualité récente m’a confirmé que c’est peut-être une bonne névrose, finalement.

J’ai sûrement trop lu de dystopies et de romans de science-fiction, mais m’entourer de livres est la promesse d’avoir de la lecture jusqu’à la fin de mes jours en cas d’apocalypse. L’électricité et l’internet peuvent tomber, j’ai de quoi m’occuper pour longtemps. À cela, je pourrais ajouter que j’aurai en ma possession les éditions originales, non expurgées des mots litigieux selon les lecteurs « sensibles » de notre époque.

On se prépare au pire dans la vie, et le pire arrive toujours par surprise. On ne brûlera pas les livres comme dans Fahrenheit 451, on va plutôt les modifier. En Grande-Bretagne, on a décidé de réécrire les livres pour enfants de Roald Dahl et les romans d’espionnage d’Ian Fleming pour les ajuster au goût du jour. Si je n’ai jamais ouvert un livre de Fleming, parce que je ne suis pas fan de James Bond, j’ai adoré les histoires de Dahl dans mon enfance, en particulier le Bon Gros Géant qui mangeait des « schnokombres délixquisavouricieux », et les méchantes Sorcières qui transformaient les enfants en souris. Mais voilà que dans les deux cas, pour ménager les lecteurs d’aujourd’hui, on a corrigé ou réécrit des extraits qui peuvent sonner racistes, sexistes ou grossophobes. Et on finit par se demander si dans deux ou trois générations, les lecteurs croiront que James Bond est un personnage féministe… Pourquoi pas Louis-Ferdinand Céline en antiraciste, tant qu’à y être ?

Il s’agit bien sûr de décisions d’affaires davantage que de décisions bienveillantes. Les ayants droit de ces œuvres n’ont pas envie de perdre l’argent du public de l’avenir qui pourrait sourciller avec raison devant certaines phrases. Ce faisant, ils se foutent bien de la sensibilité des lecteurs qui tiennent aux textes originaux, dont je suis. Il n’est pas question que je relise Dahl dans sa nouvelle version proprette. Ce serait faire injure à mes souvenirs et, surtout, à l’œuvre.

PHOTO ANDREW BURTON, ASSOCIATED PRESS

L’auteur jeunesse britannique Roald Dahl est mort en 1990. La réécriture de ses livres a soulevé l’indignation de bon nombre d’écrivains et de lecteurs.

Je reconnais cependant que le cas de la littérature jeunesse a toujours été à part. Ce sont des lectures qui n’ont jamais cessé d’être surveillées par les parents et les autorités – voilà la principale raison pour laquelle il faut en sortir un jour. En tout cas, ma vie de lectrice a changé quand j’ai découvert les contes des frères Grimm et de Charles Perrault, qui ont inspiré les œuvres de Disney, bien plus violentes à l’origine.

S’il y a un job que je ne ferai jamais, avec celui d’huissier, c’est de réécrire des œuvres d’auteurs morts pour les assainir. J’aurais l’impression de commettre une hérésie et même, pire, de participer à cette navrante entreprise d’effacement des preuves du passé. Il n’y a pourtant rien de plus éclairant que de découvrir le côté avant-gardiste ou borné d’un auteur d’un autre siècle, son tâtonnement dans les ténèbres, sa confiance en lui quand il écrit les pires conneries.

Je suis une lectrice hypersensible en ce qui concerne l’intégrité des textes originaux et me voilà offensée par cette nouvelle tendance. Rien ne me convaincra que réécrire les œuvres d’hier pourra nous faire avancer vers un monde meilleur. Le révisionnisme ne mène nulle part en déformant la mémoire. La seule situation où réécrire une œuvre est acceptable, c’est lorsque l’écrivain lui-même retouche ses textes lors d’une réédition. Et même là, il y aura toujours des maniaques dans mon genre pour lui brandir sous le nez sa première version soigneusement conservée.

Remarquez, les « traumavertissements » qui commencent à être publiés au début des livres ne me dérangent pas trop, même si la dernière chose que je veux comme lectrice est d’être prévenue de quoi que ce soit. D’ailleurs, selon un récent reportage du Devoir1, il paraît qu’ils ne sont pas très efficaces.

J’y vois une possibilité de jeu, car les bons écrivains sont souvent excités par les contraintes. Très bientôt, on lira probablement plein de faux traumavertissements qui feront partie de l’œuvre, et on risque de bien s’amuser.

Mais tamiser les textes d’un écrivain qui n’est plus là pour se défendre, afin d’en retirer ce que l’on juge problématique sur le plan moral est le contraire de la sensibilité. Si on respecte un tant soit peu le métier d’écrivain, on devrait savoir que le choix de ses mots est son unique privilège – le mien, comme lectrice, est de décider si cela me plaît ou non, de lire ou pas le résultat.

Il y a plusieurs façons, et plutôt faciles, d’aborder le problème. D’abord, on peut ne pas lire Fleming ou Dahl et leur préférer nos contemporains, car ce ne sont pas les auteurs qui manquent. Créer de nouvelles incarnations d’un vieux héros, pourquoi pas ? Je l’aime bien, le nouveau James Bond joué par Daniel Craig. On peut mettre en contexte des œuvres, en discuter et, oui, ajouter des avertissements. Mais expurger un livre, c’est se couper carrément du style et de l’âme d’un écrivain, aussi infréquentable soit-il devenu. C’est se couper de la langue de l’époque où il a écrit. Je ne lis jamais seulement pour me faire raconter une histoire, mais pour voir le monde par les yeux de quelqu’un d’autre. Avec ses défauts, ses qualités, ses angles morts. Quand des correcteurs « sensibles » réécrivent les œuvres, nous rompons le contrat implicite entre les auteurs et les lecteurs, ce lien direct entre eux, ce dialogue qui perdure parfois à travers les siècles.

Enfin, si cette pratique se répand, j’espère comme lectrice qu’on me préviendra par un avertissement du genre : « Le texte original de ce livre a été corrigé pour être adapté aux sensibilités de notre temps. » C’est ce qui me permettra de ne pas perdre mon temps et mon argent. De toute façon, j’ai des bibliothèques remplies de livres dans leurs versions originales, comme autant de témoins de l’évolution de notre humanité.

1. Lisez l’article du Devoir « Avertissement : ce traumavertissement ne fonctionne pas »