Renoir peignait encore à 78 ans, les mains tordues par l'arthrite. Victor Hugo a entrepris son dernier roman à 70 ans. À 73 ans, Hergé réfléchissait toujours à son ultime Tintin. Les artistes planifient-ils leur retraite ? La Presse a rencontré trois créateurs québécois pour en discuter. Cette semaine, Michel Rabagliati.

L'auteur de bandes dessinées Michel Rabagliati est riche de temps, libre de tracas. Très tôt, il a refusé que l'argent ait une emprise sur sa vie et son art.

Les REER, « ce n'est pas excitant ».

On en convient.

Michel Rabagliati n'avait rien à dire sur l'argent, avait-il prévenu, avant de s'installer au fauteuil de sa table à dessin pour l'entretien.

Il en parlera pourtant avec générosité, pertinence et sensibilité pendant plus d'une heure.

Après tout, Rabagliati gagne sa vie en illustrant l'aventure du quotidien, or rien n'est plus ancré dans le quotidien que les questions d'argent.

Depuis 1999, le dessinateur a publié huit albums des aventures de son alter ego Paul, depuis Paul à la campagne jusqu'à Paul dans le Nord, paru en 2015.

Pour la photo, il saisit son crayon et se penche sur une planche en cours, en prévenant que les traits au plomb, non encore encrés, ne ressortiront pas au cliché.

La mine est à peine posée sur la feuille qu'il laisse filer quelques notes d'une belle voix de ténor - l'irrépressible expression du bonheur quotidien au travail.

L'homme qui planche

Michel Rabagliati a 57 ans, un âge où la planification d'une prochaine retraite commence à titiller le commun des mortels.

Peu lui chaut.

« Je ne sais pas où je m'en vais, et de toute façon, j'ai l'impression que je suis déjà à la retraite, prononce-t-il, comme si je faisais de la peinture sur le motif ou des natures mortes en dessous de mon carport. »

Seuls les problèmes physiques pourraient le ralentir. Il craint la tendinite du dessinateur et les douleurs lombaires, qu'il tente de prévenir en inclinant fortement sa table à dessin.

« Il faut que je me surveille. J'y vais tranquillement, je travaille à peu près quatre heures par jour. »

Sa journée lui suffit à réaliser une planche.

C'est un travail lent, patient, quasi monastique, qu'il assimile à la lutherie.

Taille moyenne, cheveux et barbe foncés, il émane de lui une douceur et un calme de philosophe - un Diogène qui aurait troqué son tonneau contre une table à dessin.

Pour contrer la solitude, il partage avec deux autres illustratrices une lumineuse mezzanine, à l'étage du siège social de son éditeur La Pastèque, avenue Laurier angle Saint-Urbain.

Tintin, Astérix, Spirou...

Son enfance nourrie par la bande dessinée franco-belge, il n'avait que 10 ans quand son père lui a acheté une table à dessin, qu'il possède toujours.

« Mes premiers bonshommes, c'était des faux Gaston et des faux Spirou. »

Mais on ne gagne pas sa vie avec la BD, croyait-il...

Après ses études en graphisme, il a travaillé un an dans un bureau de design avant de s'établir comme pigiste solitaire.

« Mais j'étais vraiment prêt à fermer le robinet des dépenses pour ma liberté. Je m'en foutais de manger du spaghetti, d'avoir des appartements poches et de ne pas avoir d'auto. »

Le saut dans le vide

En 1998, âgé de 38 ans et père d'une fillette de 4 ans, Michel Rabagliati décide de courir le risque de la bande dessinée.

Estimant qu'il n'a rien d'original à dire aux jeunes, il trouve sa voie avec la nouvelle vague de BD narrative pour adultes.

Mais avec quel héros, et pour raconter quoi ?

« Voyons ce qui se passe si c'est moi-même et que ça se passe chez nous », se dit-il.

Il commence tout bonnement à dessiner, et ses 35 ans de fréquentations bédéistes lui font trouver intuitivement la technique narrative et l'art du découpage. Il crée ainsi son premier Paul, dont il relate les vacances scolaires à la campagne.

Le nouvel auteur garde quelques clients et réserve ses vendredis au neuvième art.

Rapidement, il y ajoute les jeudis. Bientôt, il s'estime en mesure de vivre de son art.

Dans la mesure, toutefois, où le train de vie familial demeurait modeste.

« Il était entendu dans la maison qu'on ne dépensait pas beaucoup. Je pouvais donc faire un travail pas trop payant, artistique et libre. »

Les meubles ? Achetés aux puces. Les lampes ? Récupérées dans un sous-sol d'église. La vaisselle ? Donnée par des tantes. « Tout ce qu'on a acheté de neuf, c'est un matelas. »

Venu, vu, revenus

Un auteur touche généralement 10 % du prix de vente de son livre au détail. « Ça prend 15 000 ventes pour faire 40 000 $, dans ces eaux-là », explique-t-il.

« Le problème, c'est que ça te prend 15 000 livres tous les ans... »

La parution d'un nouvel album fait grimper le tirage à 40 000 exemplaires et entraîne les anciens albums dans son sillage. « C'est le temps d'accumuler », souligne-t-il.

Ses livres sont distribués en Europe, traduits en espagnol, anglais, italien, allemand...

« En croate, même ! »

Les tirages en langues étrangères sont quasi confidentiels, reconnaît-il. « Pour faire marcher un livre, il faut que tu sois sur place pour la promotion. »

L'auteur doit se concrétiser aux yeux de ses lecteurs.

« Je suis passé une fois à Tout le monde en parle. Le lendemain, 11 000 exemplaires ! C'est incroyable, la puissance de la télévision. »

Je suis venu, j'ai été vu, j'ai vendu, disait déjà Jules César.

Le contrôle

Pas question d'engager des collaborateurs. Il veut garder le contrôle de sa production.

Il montre du doigt sa table à dessin - à la fois son bureau et sa porte sur l'univers de Paul : « Ça, c'est le summum du contrôle ! »

Il mentionne les Idées noires de Franquin, ce sombre et grinçant album exutoire où le créateur de Gaston Lagaffe, aux prises avec une dépression sévère, s'est livré sans contraintes.

Le créateur de Paul a-t-il lui aussi connu la dépression ?

- Oui, c'est sûr, les cinq dernières années ont été difficiles. Mes deux parents sont morts, ma blonde est partie, ma fille a quitté la maison...

Il en a fait la trame de son prochain album, Paul à la maison. « Ça parle de séparation, de la mort de la mère de Paul, de solitude... »

Il nous rassure : l'humour vient alléger le propos.

Photo Olivier PontBriand, La Presse

Le dessinateur veut garder le contrôle sur sa production. Il montre du doigt sa table à dessin - à la fois son bureau et sa porte sur l'univers de Paul : « Ça, c'est le summum du contrôle ! »

Cabochon de l'argent

Il avait 32 ans quand il a accédé à la propriété.

« J'avais économisé une grosse mise de fonds, 40 000 $, et boum ! [les onomatopées surgissent dans son propos comme dans une BD], j'ai mis ça sur mon premier duplex. »

Sa maison actuelle est payée. « C'est une richesse. Les maisons dans Ahuntsic se vendent 600 000 $. Pour un cabochon de l'argent, ce n'est pas un si mauvais placement », lance-t-il en riant.

Le cabochon autoproclamé a pourtant mis en pratique une série de préceptes fondamentaux d'économie personnelle... « C'était des recettes de grand-mère, rétorque-t-il : endette-toi pas, si tu n'as pas l'argent, ne l'achète pas... »

« Et la question de Pierre-Yves McSween : est-ce que j'en ai besoin, simonak ! » - ce n'est pas tout à fait la formulation du chroniqueur économique.

« Bien avant McSween, dans les années 80, on se posait déjà la question, moi et ma blonde. »

Depuis lors, il n'a rien changé à sa philosophie et il ne déroge toujours pas à ses principes.

« L'accumulation matérielle me donne du souci, indique-t-il. Ça m'a souvent tenté de m'acheter un Westfalia ou un chalet dans le Bas-du-Fleuve. Mais je me disais : je vais me faire du souci avec ça. »

De l'argent repose quiètement dans son compte de banque. « C'est correct, laissez-le dormir là », dit-il aux prévenants conseillers qui lui suggèrent des avenues plus rentables.

« Je n'ai pas de plan, je n'ai pas d'envie d'en avoir plus. C'est là, et je suis fier, c'est de l'argent propre, qui vient de la vente de mes petits livres, un à un, tous les ans. »

Il aime savoir que cet argent est disponible, prêt à servir, si besoin était.

« J'étais comme ça quand j'étais jeune. J'aimais économiser, avoir le sentiment d'avoir de l'argent dans ma banque. C'était un petit coffre en métal vert. Je l'ouvrais : îîîîîî... » On voit l'image, et l'onomatopée s'inscrire en travers de la case...

Pour Noël, sa grand-mère lui donnait un gros billet, raconte-t-il avec une métaphore de circonstance. « J'étais un peu Scrooge : j'allais le mettre dans ma banque. »

Avec les billets accumulés, il s'achetait un vélo, une guitare, un accordéon... « J'aime bien la musique. Ça aussi, pour en faire comme il faut, ça prend du temps. Le matin, avant de m'en venir ici, je fais deux heures de piano. Ça, c'est du temps sur mon bras ! »

Retraite dans un pot d'encre

N'a-t-il jamais pensé à planifier sa retraite ?

« J'ai des REER ! répond-il.

« Ça fait plusieurs années que mon comptable me dit : prends 5000 $. »

Curieusement, il ne trouve aucune satisfaction à ce type d'épargne, « de l'argent qui est comme tabletté ».

Il s'agit d'une réserve, pourtant, disponible, prête à servir, quand besoin sera...

« Je comprends que quand je vais être plus vieux, je vais pouvoir aller chercher cet argent-là parce que je vais avoir arrêté de travailler », observe-t-il.

« Mais je ne pense pas que je vais avoir arrêté de travailler. Parce que moi, je pense bien que je vais crever sur ma table à dessin. Je vais crever la face dans un pot d'encre. »

De l'encre noire. Quoi qu'il arrive, il ne glissera pas dans le rouge.

À LIRE LA SEMAINE PROCHAINE : Les bas de Zilon

Photo Olivier PontBriand, La Presse

Michel Rabagliati : « Je n'ai pas de plan, je n'ai pas d'envie d'en avoir plus. [L'argent] est là, et je suis fier, c'est de l'argent propre, qui vient de la vente de mes petits livres, un à un, tous les ans. »