Au cours de sa carrière, l'Increvable Lukh n'a épargné aucun méchant. Mais à 63 ans, a-t-il suffisamment épargné pour prendre sa retraite ?

Le drame

Assis devant son écran de télé, Luc Ratiff sent la transformation survenir.

 - Non, pas encore !Sa peau prend une teinte verdâtre, ses muscles se gonflent. Une fois de plus, la colère et l'affront ont provoqué le phénomène : le Canadien vient de perdre son 12e match consécutif.

 - Argggghhh, articule-t-il.Luc Ratiff se mue en ce monstre vert aux membres comme soufflés à l'hélium : l'Increvable Lukh.

Il éteint le téléviseur en enfonçant son énorme poing au milieu de l'écran. Puis il s'échappe dans la rue, pendant qu'il passe encore dans le cadre de porte.Luc Ratiff était encore un jeune scientifique quand un accident de laboratoire l'a soumis à un intense bombardement de rayons gamma. La dose a profondément perturbé son système parasympathique, qu'une forte émotion peut rendre para-antipathique.Ses excès émotionnels l'ont ensuite contraint à occuper des emplois peu lucratifs d'assistant de laboratoire pour plusieurs PME successives.

Âgé de 63 ans, après quatre décennies de hauts et de bas, l'Increvable Lukh veut prendre sa retraite.

 - Il est temps de me mettre au vert, s'est dit Luc Ratiff, dans un de ses moments de normalité.

Contrairement à ce que laisse croire son physique épanoui, l'Increvable Lukh n'est pas plein comme un boudin. L'entretien domestique lui coûte très cher : il ne compte plus les chambranles de portes qu'il a dû remplacer. Il fait régulièrement exploser l'enveloppe budgétaire dévolue aux vêtements.

Pour bien négocier l'étroit et délicat passage vers la retraite, le coloré personnage voudrait grogner quelques questions à un conseiller. En l'occurence, Nathalie Bachand, planificatrice financère au Groupe conseil Banchand Lafleur.

Fiche signalétique

Nom : Luc Ratiff

Âge : 63 ans

Identité secrète : l'Increvable Lukh

Caractère : trouble maniaco-dépressif, alterne les épisodes d'enthousiasme excessif et de crainte irraisonnée

Emploi : technicien pour la PME environnementale Techno-Vert

Habite seul à Montréal

Séparé à 55 ans, après 21 ans de vie commune

Projets : veut prendre sa retraite

Budget 

Salaire : 79 000 $

Revenu net : 55 300 $

Coût de vie : 50 000 $

Propriété :  maison en rangée, valeur de 350 000 $

Solde hypothécaire : 26 000 $

Mensualité hypothécaire : 1126 $/mois

Épargne annuelle : environ 5000 $

REER : 295 000 $

CELI : 23 000 $

Rente de retraite à 65 ans, ancien emploi (prestations déterminées) : 200 $/mois

La rencontre

« Lukh cassé.»

 - Qu'est-ce que vous avez encore cassé ?

 - Non, Lukh cassé, pas assez d'argent. »Le stress ayant produit son étrange effet, l'Increvable Lukh confie ses craintes financières et ses intentions de retraite à la planificatrice Nathalie Bachand.

Une chemise contenant les données financières du superhéros est ouverte sur son bureau. Sur son logiciel de planification, elle vérifie si ses finances sont en aussi piteux état que le monstre le dit.

Luc Ratiff souffre du syndrome maniaco-dépressif. Il a d'abord touché de bons salaires, mais ses enthousiasmes boursiers intempestifs, suivis de retraits craintifs aux moments inopportuns, ne lui ont pas permis d'accumuler autant d'actifs de retraite qu'il aurait pu.

L'éclatement de la bulle boursière de 2009 a fait particulièrement mal à l'Increvable Lukh, qui avait fait des investissements mal avisés dans les hormones de croissance.

Son caractère difficile l'a ensuite confiné à des postes moins bien rémunérés.

Il a tout de même accumulé en REER une somme non négligeable de 295 000 $. Il détient aussi 23 000 $ en CELI. 

Son premier emploi lui avait laissé une rente de retraite à prestation déterminée de 200 $ par mois.

Reste à savoir si tout cela sera suffisant pour une retraite immédiate, à 63 ans. Suspense...

À 63 ANS

Même avec une retraite à 63 ans, la planificatrice recommande d'attendre au moins à 65 ans pour demander la rente de la RRQ, afin d'en tirer le maximum. 

- Lukh sortir REER tout de suite ? demande le géant, avec une étonnante pertinence.

- Il faut commencer par les CELI, avise Nathalie Bachand. 

Entre 63 et 65 ans, Luc Ratiff devra compter sur ses épargnes pour couvrir son coût de vie.

Le fisc viendra ponctionner lourdement les retraits REER, alors que les retraits du CELI ne sont pas imposables.Pour couvrir les dépenses de ces deux premières années, « il faut que vous vidiez votre CELI et sortiez pas mal de REER, constate la planificatrice. Votre hypothèque n'est pas core entièrement payée ».Le prêt sera soldé dans deux ans, ce qui rabaissera le coût de vie de 50 000 $ à 35 000 $.

Autrement, ses dépenses sont difficilement compressibles. Il n'a personne avec qui les partager.

-  Vous vivez seul, je crois.

 - Lukh a perdu sa douce huitième.

Les effets indésirables de ses fréquents cauchemars ont fini par pousser sa conjointe hors du lit conjugal.

Nathalie Bachand, planificatrice financière, Bachand Lafleur Groupe conseil. Photo: Hugo-Sébastien Aubert, La Presse

La bombe

Le verdict financier tombe.

« Vous n'avez plus d'argent à 75 ans. »

Le superhéros pâlit, ce qui adoucit son teint vers un délicat vert absinthe.

- Grrggrggrrmmmbbb, exprime-t-il.

La planificatrice tente de le calmer.

« Avez-vous déjà pensé à des activités de retraite ?

 - Lukh veut faire yoga.

 - Salutaire idée. 

 - Et jardinage. Lukh a le pouce vert. 

 - Vous n'êtes pas le premier géant vert qui veut soulever des pois. »

Étirer le problème

Pour le principe, Nathalie Bachand évoque une autre possibilité. « Je pourrais étirer votre dette hypothécaire, ce qui permettrait de sortir moins de REER pendant les deux premières années. Mais il faut être prudent avec cette stratégie. Si les taux remontent à 5 ou 6 %, vous êtes pris à la gorge.»

 - Lukh aime pas avoir l'étau à la gorge.

 - De plus, votre coût de vie ne baisse pas à 34 600 $ à 65 ans. Il reste peut-être à 50 000 $ par an pendant une quinzaine d'années.

De la musique filtre du bureau voisin. Le superhéros reconnaît La Traviata

Luc Ratiff s'était aperçu que l'opéra le calmait et lui redonnait son teint normal, Verdi particulièrement.

L'Increvable Lukh se dégonfle jusqu'à reprendre sa taille humaine.

-  Je ferais mieux d'aller me changer, prononce Luc Ratiff, en retenant d'une main ce qui reste de son pantalon.

- Votre chemise reste sur mon bureau. On se reparle bientôt. 

Il retourne chez lui en transports en commun. Il ne possède pas de voiture. Il a vite appris que ses épisodes de rage au volant prenaient des proportions incompatibles avec un véhicule de format standard.