Les prix des aliments ont augmenté, les taux d’intérêt aussi. Beaucoup ont dû faire une gymnastique imprévue, plus ou moins agréable : la révision du budget. Un casse-tête peut-être encore plus complexe pour les célibataires qui payent seuls toutes les factures.

Sonia Sanfaçon et Esther Chénard sont deux grandes amies. Elles vivent seules, chacune de leur côté, à Québec. Mais ça n’a pas toujours été le cas : lorsqu’elles se sont retrouvées mères de famille monoparentale, il y a quelques années, les deux copines ont eu l’idée (un peu folle !) de vivre en colocation.

« On a eu plusieurs discussions de vendredis soirs sur le sujet », se rappelle Esther Chénard.

Elles savaient toutes deux qu’elles avaient des valeurs et un mode de vie similaires. Au cœur de leur réflexion : la difficulté de porter seule tout le fardeau financier qui vient avec la famille et particulièrement avec les frais fixes liés au logement.

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Sonia Sanfaçon et Esther Chénard

On se disait que ça serait cool de partager les dépenses, mais de partager aussi la charge mentale. Ne pas être obligée de toujours aller à l’épicerie, toujours prévoir les repas, toujours faire le ménage.

Esther Chénard

Et elles l’ont fait : après une année à regarder, sans pression, pour trouver la maison parfaite, Esther, Sonia et leurs trois filles respectives ont emménagé ensemble.

Dans leur formule de partage, l’une faisait les courses et la cuisine une semaine, l’autre se mettait aux fourneaux la semaine suivante.

La colocation a duré cinq ans et lorsque les enfants ont quitté le nid, les mères ont décidé de reprendre chacune un logement. Et les dépenses qui viennent avec !

Selon une étude publiée avant les Fêtes par la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, la part du budget consacrée au logement pour une personne qui vit seule (non aînée) est de 35 %, alors qu’elle est de 27 % pour la moyenne des ménages québécois. Cela implique inévitablement que d’autres dépenses prennent moins de place dans le budget.

La personne qui vit seule débourse donc, en moyenne, moins qu’une autre qui a les mêmes revenus pour plusieurs dépenses, dont les vêtements et les loisirs, apprend-on dans la même étude.

Mais attention, préviennent ses auteurs, on ne peut pas en conclure que les gens qui vivent seuls sont « contraints » de dépenser moins pour leurs vêtements parce qu’ils dépensent plus pour leur logement. Le mode de vie influence grandement la priorité accordée à une dépense plutôt qu’à une autre.

« Peut-être que ce qui coûte plus cher en logement est situé au centre-ville de Montréal et que le transport coûte moins cher », précise Luc Godbout, titulaire de la Chaire en fiscalité et en finances publiques, cosignataire de l’étude.

« Peut-être que le transport coûte moins cher parce qu’il ne faut pas voyager les enfants », ajoute Suzy St-Cerny, professionnelle de recherche à la Chaire, aussi cosignataire de l’étude.

Le calcul mathématique fait ensuite en sorte que les gens qui consacrent une plus grande part de leur budget à une catégorie de dépenses plus touchée par l’inflation sont plus affectés par les hausses des derniers mois.

On note toutefois la seule dépense qui ne fléchit pas pour les gens vivant seuls, toutes proportions gardées : l’alcool. En fait, les dépenses réservées à la catégorie « tabac, alcool et cannabis » sont un peu plus grandes pour les gens qui vivent seuls, nous apprend la Chaire, qui a utilisé des données de Statistique Canada prépandémiques, datant de 2019.

Contrer la solitude

Dans cette catégorie, certains répondants ont peut-être calculé l’alcool consommé au restaurant. Un autre poste de dépenses peut peser plus lourd dans la balance de certaines personnes qui vivent seules : les sorties.

Puisqu’on ne veut pas que célibat (ou vie solo) rime avec ennui, des gens vivant seuls conservent une partie de leur budget pour les sorties et autres loisirs.

Pétrina Lafleur le confirme et le confie : elle aime bien s’offrir un petit resto une fois de temps en temps. Ces derniers mois, avec la montée des prix, elle a néanmoins changé ses habitudes.

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Pétrina Lafleur

Des choix doivent être faits. Les choses changent pour moi. Je vais aller dans un restaurant, oui, mais qui coûte moins cher, et je ne le ferai pas chaque semaine. Je choisis mes sorties et je suis moins impulsive.

Pétrina Lafleur

Dans la catégorie des choses planifiées : les voyages qui se feront moins, ou moins loin, et les soupers entre amies à la maison qui, eux, sont en hausse. C’est tout aussi agréable et moins cher, dit Pétrina.

Dans la catégorie des choses planifiées, mais beaucoup moins agréables : le renouvellement de l’hypothèque, qui lui cause un bon stress financier.

Dernièrement, les revenus de Pétrina ont été élevés : elle a fait beaucoup d’heures supplémentaires à la fin de l’année dernière. Mais avec un retour à la normale en cette nouvelle année, qu’en sera-t-il ? Arrivera-t-elle à assumer seule les charges liées au logement ?

« Je ne voudrais pas vendre, dit-elle, alors j’envisage de louer une chambre à une étudiante étrangère. »

La pression inflationniste l’a aussi incitée à revoir ses finances et à être plus prudente : elle épargne davantage maintenant, parce que s’il arrive un imprévu, elle sera seule pour l’assumer.

Célibat et inflation

Et des imprévus, il y en a toujours.

Mathieu Brisset avait un plan : retraite hâtive – il est dans la jeune quarantaine, changement de vie, campagne, jardin de légumes, autonomie. Mais son plan a changé : il vient de retirer sa maison du marché montréalais, moins favorable aux vendeurs, et va retourner travailler prochainement.

« Les taux d’intérêt ont monté, les prix des maisons ont chuté. Le prix des matériaux de construction a explosé et le prix des terres à bois également », énumère-t-il. Sa vie pastorale devra attendre un peu.

Entre-temps, il a considérablement réduit ses dépenses : exit les plats cuisinés et les restos où la note a monté. Une des solutions de Mathieu pour quand même conserver un mode de vie plaisant ? Explorer les sorties culturelles gratuites, un monde qu’il a découvert et qu’il risque de continuer de fréquenter, une fois la tempête financière passée.

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Mathieu Brisset

Je suis seul et, oui, l’inflation me gâche la vie, comme bien des gens. Par chance extrême, j’ai une hypothèque à taux fixe et très bas jusqu’en 2026.

Mathieu Brisset

Quand personne ne paye la moitié des factures, précise Mathieu Brisset, le coût de la vie est inévitablement plus élevé.

« Vivre seul coûte une fortune », admet Éric Lebel, conseiller en redressement financier chez Raymond Chabot Grant Thornton, qui conseille souvent à ses clients qui n’arrivent plus d’envisager la colocation.

Seuls ensemble

Apparemment, plusieurs empruntent cette voie. De 2001 à 2021, le nombre de ménages composés de colocataires a augmenté de 54 % au pays.

Peut-être que Pétrina Lafleur fera partie du nombre au prochain recensement. Et peut-être qu’Esther Chénard et Sonia Sanfaçon y reviendront un jour. Car leur expérience a été un grand succès.

Durant leurs cinq années de colocation, les deux amies ont réussi à épargner davantage, ce qui est désormais plus difficile. Cela leur a aussi permis de voyager, d’avoir plus de plaisir et de diversité dans la cuisine.

À la fin du mois, il y avait cet exercice de partage des dépenses. Hydro, assurances, internet, épicerie. Même la facture de la SAQ était partagée puisque l’apéro se prenait, la plupart du temps, à deux !

Sonia et Esther vivent maintenant chacune de leur côté, ce qui leur apporte quand même certaines libertés, disent-elles. « Si je décide que je mets plus d’argent sur quelque chose, je le fais », précise Sonia, que nous avons jointe avant les Fêtes, le jour de la préparation des pâtés à la viande. Chez Esther, avec Esther ! Alors il n’est pas exclu qu’elles se retrouvent un jour colocataires de nouveau, plus tard dans la vie. Selon ce que la vie leur réserve.

Combien coûte le célibat ?

Chère, la vie solo

Le coût de la vie pour un ménage d’une personne est de 2355 $ par mois. « En couple, ça coûte juste 600 $ de plus », explique le conseiller en redressement financier Éric Lebel, associé chez Raymond Chabot Grant Thornton, qui utilise ces estimations lorsqu’il fait un budget pour ses clients. Pour deux personnes, le coût de base est donc de 2931 $. Cela inclut tout le nécessaire, logement, nourriture, vêtements, même le coiffeur, mais exclut la voiture et les voyages. On parle d’un rythme de vie de base, dit Éric Lebel. Si on ajoute un enfant dans la famille, on passe à 3604 $, et à 4375 $ avec deux enfants. Même dans ce cas, quand une seule personne paye toutes les dépenses de base, plutôt que de les partager avec un conjoint ou un coloc, ça lui revient plus cher.

Combien dépenser pour le logement ?

La somme mensuelle allouée au logement dépend grandement des priorités de chacun. « Les gens me demandent parfois combien mettre dans un budget pour le logement, dit Éric Lebel. Ils veulent savoir quel pourcentage [de leurs revenus] y consacrer. »

« Ça dépend ! répond le conseiller en redressement financier. Si tu n’es jamais là, ça se peut que ça soit moins important que pour quelqu’un qui est toujours à la maison. »

Éric Lebel conseille à tous d’être prudents avec les « normes » évoquées ici et là pour certaines dépenses et de plutôt adapter ses finances à ses besoins et à son style de vie. « C’est très personnel », dit-il.

Mesures fiscales méconnues

Au Québec, les gens qui vivent seuls ont droit au méconnu crédit d’impôt pour personne vivant seule ou en famille monoparentale, sous certaines conditions, dont des revenus de moins de 56 000 $. C’est la seule mesure qui leur est propre et bien des célibataires sentent parfois que la fiscalité oublie les gens seuls.

« Depuis 2000, une attention plus grande a été portée pour réduire la charge fiscale des familles », admet le professeur Luc Godbout, questionné sur le sujet. Les célibataires, comme les couples sans enfants, peuvent ainsi sentir qu’il y a peu de mesures adaptées à leur situation.

« Quand la baisse d’impôt est générale, comme celle promise pour 2023, elle s’applique à tout le monde. Familles pas familles », ajoute le chercheur principal à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.

Selon les calculs de la Chaire, le revenu disponible médian, après impôts, des Québécois vivant seuls est de 37 000 $. Cela équivaut à un revenu de salaire de 47 000 $ en 2022. « Donc, il reste autour de 3000 $ par mois pour les dépenses », précise Luc Godbout.

Pouvoir d’achat en hausse

Avec ces revenus médians, la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke a calculé que, comme pour une bonne partie de la population, le pouvoir d’achat des gens qui vivent seuls a augmenté depuis deux ans. En dépit de l’inflation.

Dans son étude publiée en décembre, la Chaire a également observé le pouvoir d’achat calculé avec les revenus (de toutes sources) sur une perspective à plus long terme. Elle arrive à la même conclusion. La croissance réelle, après inflation, a été de 43 % pour les personnes seules et de 64 % pour les familles monoparentales entre 2000 et 2019.

Les auteurs, Frédérick Hallé-Rochon, Luc Godbout et Suzie St-Cerny, ont pris en compte les aides gouvernementales et les augmentations salariales moyennes pour réaliser leur étude. Un célibataire qui n’a eu ni l’une ni l’autre n’arrivera pas à la même conclusion.

En savoir plus
  • 4,4 millions
    C’est le nombre de personnes vivant seulesau Canada en 2021, comparativement à 1,7 million en 1981.
    Source : Statistique canada
    15 %
    C’est la proportion de Canadiens âgés de 15 ans et plus qui vivent seuls. Parmi eux, on retrouve de plus en plus de personnes âgées de 35 à 44 ans (10 % en 2021, par rapport à 5 % en 1981). Le Québec est la province où on vit le plus en solo, soit 19 % des adultes.
    Source : Statistique canada