Monsieur Mario Girard, Monsieur Julien Arsenault,

À la suite de vos textes ⁠1,2 à propos de Juste pour rire, je souhaite apporter quelques nuances.

Vous avez raison de dire que nous avions construit une entreprise tentaculaire. C’est grâce à elle que nous sommes devenus, de loin, le plus grand festival d’humour au monde et l’un des plus grands évènements planétaires toutes catégories confondues.

Vous avez également raison de me reprocher d’avoir fermé le musée Juste pour rire. J’y ai effectivement investi 10 millions de dollars et 15 ans de ma vie. Je le regrette et j’aurais dû persévérer, nous touchions au but.

À ce titre, entreprendre n’est pas une science exacte et se tromper est chose courante.

Trouver le bon concept et tenir peut parfois prendre beaucoup de temps. Il a fallu 10 ans avant que notre animation de rue gratuite ne trouve son sens et une autre décennie avant qu’elle ne s’autofinance.

Mais parfois, le succès vient plus rapidement, comme pour l’École nationale de l’humour que j’ai fondée malgré les critiques du milieu et des médias. Trois ans et quelques centaines de milliers de dollars plus tard, elle a décollé. Grâce aux bons conseils de Charles Sirois et au recrutement éventuel de Louise Richer, nous avons finalement obtenu le soutien du ministère de l’Éducation et du même milieu qui l’avait décriée. Ironiquement, c’est lorsque nous avons augmenté les droits de scolarité que les inscriptions ont explosé.

Notre « pieuvre » s’est patiemment développée à travers un processus d’essais et d’erreurs qui nous a permis de nous positionner en tête et d’être reconnus mondialement, c’était le but.

Aucun génie ici, mais de la constance et de la persistance.

Une branche à but non lucratif surveillée de très près

Oui, nous avions une branche à but non lucratif, « exigée » par les gouvernements. Et croyez-moi, elle était à juste titre surveillée de très près ! Il faut aussi savoir que les subventions étaient essentiellement destinées aux activités gratuites, au marketing touristique et à la venue de journalistes internationaux autrement impossibles à financer.

Et malgré ces dépenses essentielles à un évènement de calibre mondial, notre modèle hybride nous a permis de dépendre beaucoup moins des subventions que les autres institutions à but non lucratif de taille comparable, qui reçoivent jusqu’à 50 % des gouvernements. Nous étions à moins de 20 %.

Comment est-ce possible ? Justement parce que les parties commerciales de notre entreprise prenaient en charge de nombreuses dépenses et fournissaient au festival des moyens autrement inaccessibles pour un évènement d’un mois. Pensez aux Gags, aux émissions de fiction, aux productions permanentes de spectacles qui nous donnaient un avantage concurrentiel, nous permettant de mieux programmer et vendre le festival.

Soixante-quinze pour cent de notre boîte était commerciale et 25 % à but non lucratif. Mes collègues et fonctionnaires peuvent témoigner que, parce que notre priorité absolue était le contenu, la partie commerciale a consacré une grosse partie de ses profits à soutenir annuellement le festival.

Sachez aussi que toutes les études commandées par les gouvernements ont démontré que nous étions moins subventionnés que dans des marchés beaucoup plus importants.

La petitesse de notre marché, sans subventions, n’aurait jamais permis d’avoir une industrie culturelle digne de ce nom : au revoir cinéma, télé, théâtre, cirque, jeux vidéo, tournages étrangers, grands évènements.

Je ne connais pas le niveau de subventions que La Presse reçoit des gouvernements. Mais dans notre marché et face à la concurrence des réseaux sociaux, je suppose que vous n’avez pas d’autre choix que de les accepter.

J’ai cédé à contrecœur mon entreprise en 2018 et pas du tout pour le prix largement diffusé qui ne tenait pas compte de la déduction des dettes bancaires, marges de crédit, indemnités de départ, etc.

Pendant 35 ans, j’ai dirigé une équipe fantastique qui, pardon pour l’analogie, a toujours été au haut du classement et a régulièrement gagné la coupe. On devait bien faire quelque chose de bien.

Au moment de la vente en 2017, Juste pour rire/Just For Laughs, c’était :

  • 2 millions de personnes en extérieur ;
  • 300 000 spectateurs en salle ;
  • 250 000 touristes nationaux et internationaux ;
  • une audience télévisée dans 180 pays ;
  • une présence sur les réseaux sociaux en milliards de vues ;
  • des galas, des comédies musicales, du grand théâtre, des centaines de spectacles ;
  • des bureaux étrangers, des tournées internationales, des festivals à Toronto, Vancouver, Sydney ; des musicals à Broadway et Londres, des tournées de spectacles au Canada, en France, en Belgique, en Suisse, en Australie et en Afrique.

Et un chiffre d’affaires en croissance constante de plus de 100 millions de dollars, générant des profits annuels.

J’ai vendu à Molson, Bell, CAA, des acteurs corporatifs majeurs.

Mais voilà qu’en lisant votre collègue Arsenault et en consultant les chiffres, je découvre des motifs qui n’ont rien à voir avec la santé financière originelle de Juste pour rire.

C’est sûrement légal, mais est-ce normal et moral :

  • Que les acheteurs acquièrent en l’endettant au-delà du raisonnable ?
  • Que Molson, propriétaire d’une dizaine de festivals, retire à l’équipe interne de Juste pour rire la vente des commandites pour se l’attribuer ?

La chute des revenus de commanditaires est ainsi passée de 18 millions à moins de la moitié et coïncide avec le transfert à l’équipe Molson-Spectra. Est-ce lié au fait que Molson ne détenait que 25 % de Juste pour rire et 100 % des autres festivals ?

  • Que Molson facture 1,9 million d’honoraires pour des services qui auparavant nous coûtaient à l’interne 500 000 $ ?
  • Que Bell, en devenant copropriétaire majoritaire avec Molson, ne commandite pas son propre évènement, privant Juste pour rire de 2 millions par an ?

De plus, est-ce normal, qu’en plus, Bell oblige Juste pour rire à acheter pour plus de 2 à 4 millions annuellement de publicité à plein tarif chez eux, qui normalement est offerte gratuitement par le commanditaire ?

Désolé pour l’anglicisme, mais nous n’avons pas vendu à des fly-by-night, à des citoyens peu fiables et sans moyens. Non ! Nous avons vendu à des entités corporatives puissantes et compétentes dans l’événementiel, responsables et bien ancrées dans nos communautés.

Et pourtant, malgré leurs expertises et leurs ressources financières considérables, elles se sont placées sous la loi sur la protection contre la faillite ! ?

M. Girard, vous avez droit à votre opinion à mon sujet, mais en ce qui a trait à Juste pour rire, vous tirez sur la mauvaise cible.

Construire est difficile, détruire est très facile.

1. Lisez « Groupe Juste pour rire – Tentacules à vendre » 2. Lisez « À l’abri de ses créanciers et à vendre – Les autres cailloux de Juste pour rire »