À 130 km au sud-est des côtes de la Louisiane, 100 000 tonnes d’acier flottent dans le golfe du Mexique, portant les espoirs de l’industrie pétrolière et gazière.

Cette énorme plate-forme en eau profonde s’appelle Appomattox et appartient à Shell. Elle collecte le pétrole et le gaz que d’autres installations aux alentours extraient de réservoirs situés à des milliers de mètres sous le fond marin. Des pompes acheminent le carburant vers le rivage.

Des gouvernements et grandes entreprises ont promis de réduire à zéro les émissions de CO2 d’ici 2050. Mais les pétrolières comme Shell font le pari que le monde aura besoin de pétrole et de gaz pendant encore des décennies. Elles étendent les forages en mer dans des eaux de plus en plus profondes, en particulier dans le golfe du Mexique.

Selon les pétrolières, l’extraction en mer est non seulement nécessaire, elle est également meilleure pour la planète que les forages terrestres, puisqu’elle émet beaucoup moins de gaz à effet de serre, à production égale de gaz ou de pétrole.

« Le monde va encore avoir besoin de pétrole, même en 2050 », a déclaré Wael Sawan, PDG de Shell, lors d’une récente entrevue. « Les émissions devront être de plus en plus faibles. »

Extraire un baril de pétrole dans le golfe du Mexique émet jusqu’à un tiers de moins de CO2 que la même quantité extraite sur terre aux États-Unis, selon un rapport publié l’année dernière par la National Ocean Industries Association, qui regroupe des entreprises pétrolières, gazières et éoliennes actives en mer. (Ce calcul tient seulement compte de l’extraction et du raffinage, pas de l’usage des combustibles fossiles dans les moteurs ou les centrales électriques, qui sont beaucoup plus importantes.)

Marée noire

La production de pétrole dans le golfe du Mexique a chuté après l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon en 2010 et la pire marée noire en mer de l’histoire des États-Unis. Mais elle a repris durant la dernière décennie. Ce regain d’activité s’inscrit dans une tendance plus large : les États-Unis produisent à des niveaux records et extraient plus de brut que n’importe quel autre pays.

PHOTO GARDE CÔTIÈRE AMÉRICAINE, FOURNIE PAR THE NEW YORK TIMES

La marée noire suivant l’accident de Deepwater Horizon, en 2010, a été la pire de l’histoire des États-Unis.

Cet essor inquiète les militants verts et les scientifiques qui exhortent le secteur énergétique à accélérer la transition vers des carburants et des technologies plus propres, comme l’énergie éolienne et solaire et les véhicules électriques.

« On ne demande pas d’arrêter la production de pétrole aujourd’hui, a déclaré Brettny Hardy, avocate du programme océanique d’Earthjustice, un OSBL en droit de l’environnement. Mais peu importe sous quel angle on envisage la question, il est impératif d’accélérer le passage à l’énergie propre. Or, ce que fait actuellement l’industrie ne facilite pas cette transition. »

Pour de nombreux écologistes, le risque de catastrophe lié à l’extraction en mer est élevé. La marée noire suivant l’accident de Deepwater Horizon – propriété de BP – a gravement affecté la vie marine, l’industrie de la pêche et les plages du golfe du Mexique.

La marée noire a attiré l’attention sur la baleine de Rice, qui ne vit que dans le golfe du Mexique et qui est classée espèce en voie de disparition par le gouvernement américain. La marée noire de Deepwater Horizon en a tué beaucoup, tout comme les collisions avec les navires : il en reste moins de 100 aujourd’hui.

« Cette inquiétude n’arrive pas de nulle part, tout le monde a vu ce qui s’est passé à cause de Deepwater Horizon », souligne Najmedin Meshkati, professeur d’ingénierie à l’Université de Californie du Sud, qui a fait partie d’une commission d’étude fédérale sur cette marée noire.

L’administration Biden avait prévu réduire les ventes de concessions de forage dans le Golfe, ce qui, selon les écologistes, contribuerait à protéger les baleines de Rice. En août 2023, le Bureau de gestion de l’énergie océanique a réduit la superficie offerte de 73 millions d’acres à 67 millions d’acres.

Mais en novembre, une cour d’appel fédérale a cassé cette limite. En décembre, les pétrolières ont misé 382 millions de dollars pour acheter les droits de forage sur la superficie originale.

Golfe du Mexique

Selon les pétrolières, l’extraction en mer est beaucoup moins risquée aujourd’hui grâce aux progrès technologiques et le resserrement de la réglementation.

« L’exploration et la production de pétrole et de gaz naturel en mer n’ont jamais été aussi sûres », a déclaré Holly Hopkins, vice-présidente de l’American Petroleum Institute.

Les sociétés énergétiques ont l’œil sur le golfe du Mexique parce qu’il s’y trouve beaucoup de pétrole et de gaz, en particulier en eaux très profondes. À la fin de 2023, il y avait trois fois plus de plates-formes en eaux profondes aux États-Unis que de plates-formes en eaux peu profondes. En 2009, elles étaient à égalité.

Le gouvernement fédéral estime que la production de pétrole dans le golfe du Mexique augmentera jusqu’en 2027 et que la production gazière se maintiendra jusqu’au début des années 2030.

Shell y est le plus grand producteur. Sa forte présence dans le Golfe est mise en évidence avec la plate-forme Appomattox, qui est plus lourde que le plus grand porte-avions au monde, selon l’entreprise. Mise en service en 2019, elle peut accueillir jusqu’à 180 travailleurs. Elle est ancrée en position fixe. Autour d’elle, des navires de forage creusent des puits, qui sont reliés par des tuyaux à la plate-forme, où des équipements séparent le pétrole, le gaz naturel et l’eau.

Shell a récemment lancé une plate-forme flottante plus petite, la Whale, qui peut héberger jusqu’à 60 travailleurs. Une autre unité, Sparta, est prévue. Au total, Shell, géant mondial de l’énergie situé à Londres, exploite neuf plates-formes – dont quatre peuvent aussi forer – dans le golfe du Mexique.

Lors d’une récente visite du Times, Appomattox hébergeait 130 travailleurs : ingénieurs pétroliers et gaziers, cuisiniers, concierges, un infirmier et des opérateurs de blanchisserie qui font tourner les laveuses et sécheuses 24 h sur 24.

La plate-forme flotte, seule, sur la mer au bleu profond. Parfois, on aperçoit au loin un des navires de forage qui explorent les fonds marins à la recherche de nouveaux gisements.

Les plates-formes deviennent des récifs artificiels et Appomattox attire poissons et dauphins, dit Rich Howe, vice-président mondial de l’extraction en eaux profondes chez Shell.

PHOTO ERIN SCHAFF, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Rich Howe, vice-président mondial de l’extraction en eaux profondes chez Shell

Shell n’est pas la seule à étendre ses activités en mer. BP, Chevron et d’autres géants de l’énergie font déjà de même ou vont le faire dans le golfe du Mexique.

« C’est le berceau du forage en eaux profondes », a déclaré M. Howe. « C’est ici que de nombreuses technologies ont été inventées. »

Cet article a été publié dans le New York Times.

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