Il y a eu l’inflation, les difficultés dans l’industrie des médias et la baisse des commandites, mais d’autres éléments mettaient du sable dans l’engrenage chez Juste pour rire. La relation de l’entreprise avec ses actionnaires n’était pas au beau fixe.

En plus de traîner une lourde dette, le Groupe Juste pour rire (JPR) devait composer avec d’importantes contraintes attribuables à ses actionnaires, a appris La Presse. L’entreprise maintenant insolvable était notamment obligée de dépenser la moitié de son budget publicitaire – plusieurs millions par année – chez Bell sans que le conglomérat soit le « commanditaire principal » de son festival d’humour.

L’arrivée des nouveaux propriétaires chez le géant québécois déchu de l’humour en 2018 a entraîné plusieurs changements. Parmi ceux-ci, l’obligation, pour JPR, de consacrer un minimum annuel en dépenses publicitaires sur les plateformes (radio, télévision et affichage) du géant des télécommunications.

Bon an mal an, il s’agissait de la moitié du budget promotionnel de l’entreprise, soit au moins 4 millions, d’après les modalités de l’entente que La Presse a pu consulter. Ces achats publicitaires devaient se faire selon les prix affichés. Il n’était pas question de rabais ou de tarif préférentiel même si Bell détenait 26 % de JPR.

À notre demande, François Colbert, titulaire de la Chaire de gestion des arts de HEC Montréal, a pris connaissance des détails de l’entente entre l’entreprise et le conglomérat.

Je suis surpris de ce type d’entente C’est une méchante contrainte. Je ne connais pas tous les arrangements, mais c’est de l’argent. C’est curieux. Qu’est-ce qui s’est passé dans la négociation ? On ne le sait pas. Je pense que JPR était un peu mal pris avec l’histoire [du fondateur Gilbert] Rozon. Ça lui a peut-être forcé la main.

François Colbert, titulaire de la Chaire de gestion des arts de HEC Montréal

Par courriel, Bell a répondu ne pas vouloir faire de « commentaire à ce sujet ». Sa porte-parole, Caroline Audet, a suggéré de poser « directement » ces questions à JPR, actuellement sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies. Il n’a pas été possible de joindre Alain Boucher, le nouveau président de JPR, tandis que l’ex-patron Charles Décarie a décliné notre demande d’entrevue.

D’autres cailloux

À l’abri de ses créanciers depuis le 5 mars dernier, JPR a imputé sa débâcle financière à l’inflation, qui a gonflé ses dépenses, aux changements dans « l’industrie des médias » ainsi qu’à la « période difficile » que traversent les festivals gratuits en raison du plafonnement des subventions.1

Depuis, La Presse a révélé que la stratégie – une acquisition par emprunt – utilisée par Bell, evenko (Groupe CH) et Creative Artists Agency pour mettre la main sur JPR en 2018 avait rapidement fragilisé le groupe parce qu’il s’était retrouvé très endetté. Selon cinq anciens employés ayant occupé des fonctions décisionnelles au sein de l’entreprise ces dernières années, des contraintes contractuelles comme l’entente avec Bell ajoutaient du sable dans l’engrenage. Elles ont demandé à ne pas être identifiées par crainte de représailles pour leur carrière puisqu’elles travaillent toujours dans le secteur de l’organisation d’évènements.

« Il y avait des quotas à respecter même si les médias de Bell n’étaient pas toujours les meilleurs canaux pour promouvoir les produits », affirme l’une de ces personnes.

Question sans réponse

Ces mêmes travailleurs s’expliquent mal l’absence de Bell comme commanditaire principal du festival Juste pour rire. Au Québec, le conglomérat est le « commanditaire principal » de festivals de musique comme Osheaga, ÎleSoniq et Lasso. Le nom de l’entreprise est bien visible sur les sites web de chacun de ces évènements. Même s’il détient le quart de JPR, Bell n’a jamais joué le même rôle auprès du spécialiste québécois de l’humour.

Cela marquait une cassure pour le groupe, qui a compté sur Vidéotron pendant plusieurs années avant que la relation d’affaires se termine abruptement en 2017 lorsque le fondateur et président de l’entreprise Gilbert Rozon a été visé par des accusations d’inconduites sexuelles – un scandale ayant contraint l’homme d’affaires à vendre son entreprise.

Selon nos informations, recueillies auprès d’employés ayant accès aux données, Vidéotron versait en moyenne 2,5 millions par année pour commanditer le festival de JPR.

Le conglomérat offrait aussi l’équivalent d’au moins 5 millions en « gratuités » – pages publicitaires dans ses journaux et à la télévision – à JPR pour la promotion de l’évènement et la vente de billets des nombreux spectacles présentés à l’occasion du rendez-vous annuel de l’humour.

En matière de commandite, les géants des télécommunications sont considérés comme des incontournables par les organisateurs de grands évènements puisque ces entreprises, qui engrangent des milliards de profits chaque année, ont les moyens d’être les principaux partenaires d’évènements d’envergure. JPR n’a pas été en mesure de convaincre un autre grand conglomérat de commanditer son festival annuel. Si ce scénario s’était concrétisé, un concurrent de Bell se serait retrouvé à commanditer un évènement appartenant en partie à un de ses principaux rivaux.

« C’est surprenant que Bell n’ait pas voulu être le commanditaire d’envergure et offrir des conditions [publicitaires] en conséquence, convient M. Colbert. C’est curieux. Généralement, le groupe médiatique va commanditer l’organisation et en retour, il offre de la publicité à moindre coût. C’est un peu l’idée. »

Bell n’a pas répondu à nos questions visant à savoir pourquoi le conglomérat ne jouait pas le rôle de commanditaire d’envergure à l’endroit de la grand-messe de l’humour au Québec.

Depuis 2019, le festival Juste pour rire était présenté par Beneva – née du regroupement entre La Capitale et SSQ Assurance – en collaboration avec Loto-Québec. Malgré tout, JPR n’a jamais été en mesure de trouver de partenaire en télécommunication comme « commanditaire national », rôle qu’aurait pu jouer un géant des télécommunications selon les ex-employés que nous avons interviewés.

« Tu te sentais comme la petite roche dans la bottine de quelqu’un, c’était pas mal ça, le sentiment à l’interne vis-à-vis des propriétaires, explique l’un des ex-employés. À l’interne, on se posait tous des questions à savoir pourquoi Bell ne commanditait pas le festival. »

L’histoire jusqu’ici

Octobre 2017 : Gilbert Rozon est accusé d’inconduites sexuelles par une dizaine de femmes. Il est acquitté en décembre 2020.

Mars 2018 : ICM Partners – maintenant propriété de Creative Artists Agency – achète JPR.

Mai 2018 : Bell (26 %) et evenko (25 %) deviennent actionnaires.

5 mars 2024 : JPR se place à l’abri de ses créanciers et élimine 70 % de son effectif, soit 75 postes. Le festival Juste pour rire/Just For Laughs est annulé.

Mai 2024 : Le sort de JPR devrait être scellé. Le processus de vente devrait avoir culminé, selon le contrôleur, PwC.

Des frais coûteux

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Des activités de gestion du festival Juste pour rire ont été intégrées chez evenko et Spectra.

L’intégration du Groupe Juste pour rire (JPR) dans l’écosystème d’evenko a elle aussi créé un certain carcan financier. Ce géant des festivals montréalais exigeait des commissions d’environ 15 % sur la vente de commandites ainsi que des frais de gestion supérieurs à 1,5 million pour la grand-messe annuelle de l’humour.

Quand evenko a pris possession de 25 % des actions de Juste pour rire, ce qui gravitait autour des commandites a été centralisé chez Spectra. Ces deux spécialistes de la production de spectacles et de la gestion de salles sont contrôlés par le Groupe CH (51 %), tandis que le géant américain Live Nation détient les 49 % restants. JPR s’est alors retrouvé sous l’égide d’une équipe responsable de la vente de commandites pour des évènements entièrement contrôlés par evenko et Spectra : Osheaga, les Francos et le Festival international de jazz de Montréal, entre autres.

« C’est certain que ça devient plus intéressant [pour evenko et le Groupe CH] d’aller chercher des commandites pour ce qui leur appartient complètement, affirme François Colbert, titulaire de la Chaire de gestion des arts de HEC Montréal. On avait quand même intérêt à trouver des commandites pour JPR. Mais ça serait humain de mettre l’accent sur ce qui nous appartient complètement. »

Avant l’affaire Rozon, ce travail était supervisé à l’interne chez JPR. Les anciens employés interrogés par La Presse dans le cadre de ce reportage sont unanimes : cette nouvelle façon de faire a été une source d’irritation entre le groupe et l’un de ses propriétaires.

On se sentait à la traîne par rapport au reste du portefeuille d’evenko.

Les commandites, c’est l’un des départements où l’on a eu le plus de frictions. Les gens en place [chez Spectra] faisaient leur possible, mais clairement, il n’y avait pas de volonté de leurs patrons à nous mettre sur le top de la pile.

Une ancienne employée

La Presse a eu accès à des données financières du festival Juste pour rire. On y apprend que les commissions en matière de commandites étaient de 15 %. De plus, JPR n’a pu compter entièrement sur l’aide de Spectra en ce qui a trait aux commandites pour son dernier festival. Cette division du Groupe CH a cessé de s’occuper de la vente de commandites vers mai 2023, moins de trois mois avant la tenue du festival Juste pour rire. Il a fallu se tourner vers un sous-traitant pour finir le travail.

Intégration, avec frais

Autre changement : tout ce qui relevait de l’organisation, de la location d’équipement pour la portion « rue » du festival d’humour, de la nourriture et des boissons, de la vente de marchandises et des relations gouvernementales, entre autres, était assuré par les propriétés du Groupe CH.

Ces services n’étaient pas gratuits. Dans le cadre du festival qui s’est déroulé l’été dernier, selon les données financières consultées par La Presse, cela s’accompagnait d’une facture d’environ 1,7 million, ce qui représente environ 10 % des revenus totaux du rendez-vous annuel de l’humour.

« Ça me semble élevé, affirme M. Colbert. Cependant, on ne sait pas combien tout cela leur coûtait avant. evenko a négocié cela. Encore une fois, cela donne l’impression que JPR s’est plié à une exigence. »

Par courriel, evenko confirme que des services étaient « impartis » en lien avec la présentation des festivals Juste pour rire.

« Juste pour rire a cessé de payer pour ces services en 2021, affirme evenko, par courriel. Malgré cela, evenko/Spectra ont continué de rendre les services, ce qui explique pourquoi evenko/Spectra détiennent une créance ordinaire parmi les plus importantes. »

Les frais de gestion étaient cependant bien visibles dans les données financières du dernier festival consultées par La Presse. Au moment de déposer son bilan, JPR devait un peu plus de 6 millions aux différentes entités du Groupe CH.

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  • 2019
    Année où Live Nation a acquis 49 % d’evenko
    evenko