Tout l’été, La Presse vous fait parcourir le Québec en vous racontant la vie des rivières. Des histoires humaines, scientifiques ou historiques qui ont toutes une rivière pour attache. Cette semaine : après 30 ans, le chaloupier Daniel St-Pierre passe le flambeau.

Le chaloupier est fatigué. Après 30 ans à construire et à réparer des embarcations dans son atelier construit au-dessus de la rivière du Bic, Daniel St-Pierre passe le flambeau.

Héritier d’un métier quasiment oublié, l’artisan de 72 ans a payé de ses épaules et de ses articulations des années de labeur « à l’ancienne ». Honorable, mais éreintant.

« J’ai les épaules qui me maganent. Faut dire que j’ai passé une bonne partie de ma vie couché en dessous d’un bateau avec un buffer », explique-t-il, dans le vieux moulin du Bic transformé en atelier. Et en résidence. Et en immense débarras. « Je travaille trois heures et je vais me coucher, quasiment. À cause de l’épaule et de la fatigue aussi. » Dans le cas de M. St-Pierre, ce sont réellement des bras meurtris qui tendent le flambeau.

Daniel St-Pierre travaille le bois depuis toujours, mais s’est concentré sur les bateaux après avoir acheté les lieux, au début des années 1990. Pendant longtemps, il était le dernier à construire des chaloupes de bois dans son coin de pays, où le fleuve attire les vocations nautiques.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Daniel St-Pierre est l’un des derniers artisans chaloupiers du Québec où la rivière du Bic rencontre le fleuve Saint-Laurent.

La rivière du Bic elle-même n’est pas navigable en chaloupe, mais sa grande embouchure sur le Saint-Laurent l’est. C’est là, quelques centaines de mètres en aval, que se trouve le parc national du Bic.

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Un art qui se perd au Québec. « En Nouvelle-Écosse et sur la côte est américaine, c’est une religion, les bateaux. Chaque village a son gars, et il fait le style de bateau adapté pour les lieux », décrit-il, une certaine envie dans la voix.

Son bâtiment « est magané » lui aussi. Construit au XIXe siècle, le moulin perd graduellement ses fondations, à mesure que son mortier s’égrène, explique son propriétaire à travers le vrombissement assourdissant de la rivière. L’hiver, on n’entend plus rien : « dans les gros froids, c’est gelé de bord en bord ».

L’humidité et la vibration du cours d’eau continuent leur travail de sape du bâtiment. « Moi, j’ai pas les reins assez forts, dit-il. Il faudrait qu’un ministère ou un capoté qui a bien de l’argent se dise qu’il va sauver ça. Il y a facilement un million à mettre. »

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L’ancien moulin de la rivière du Bic, transformé en atelier

« Je ne suis pas un vendeur »

Les chaloupes sont partout autour de l’ancien moulin de Daniel St-Pierre, situé dans le haut du village bien connu des villégiateurs. Les bateaux des uns, les bateaux des autres. De vieilles embarcations en mauvais état récupérées en vue d’un sauvetage qui paraît bien incertain. Des barques récupérées qui attendent d’être réparées ; d’autres, réparées, qui attendent d’être récupérées.

« Ça, c’est la chaloupe dans laquelle Daniel St-Pierre va se faire enterrer », annonce-t-il lui-même rapidement, devant une embarcation peinte en blanc qui attend à l’extérieur. « C’est la chaloupe de mon enfance. J’ai rêvé à ce bateau-là, tu ne peux pas t’imaginer. »

Devant une autre : « Pratiquement toutes les membrures ont été changées. Toute la quille a été changée. »

Daniel Ross passe pour discuter d’un projet avec le chaloupier « C’est un bateau de 1930 fait en Angleterre avec une voile oblique, explique-t-il. Il faut le refaire un peu, il est très bien conservé. »

« Je ne suis pas pressé », ajoute M. Ross. « Je sais ben, il n’y a personne de pressé » jusqu’à ce que le beau temps sorte, lui répond Daniel St-Pierre en riant. Quand le soleil brille, plus personne n’a envie de patienter.

Ce qui m’a toujours fait vivre, ce sont les réparations. Ce n’est pas idéal. J’aurais aimé ça passer toute ma vie à faire des chaloupes.

Daniel St-Pierre

Mais le marché est très étroit et incertain. « Je ne suis pas un vendeur. Le monde, quand tu leur dis qu’ils vont devoir mettre 3500 $ dans la chaloupe, ils se disent qu’ils peuvent en acheter une en fibre de verre pour 1500 $, déplore-t-il. Je ne comprends pas ce que je fais dans le monde d’aujourd’hui. Aujourd’hui, tu ne fais jamais ça : faire des affaires [des embarcations] d’avance en se disant qu’on va peut-être [les] vendre… »

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Corentin Briand applique une couche de peinture sur la coque d’une chaloupe.

« C’est ce qui me chicote, la santé »

Dans l’atelier où Daniel St-Pierre a passé des milliers d’heures, le jeune Corentin Briand, 22 ans, applique une peinture d’un vert profond sur la coque d’une chaloupe toute neuve. Avec son patron Pier-Luc Morin, 37 ans, ce sont maintenant eux, les chaloupiers du Bic. Ils louent l’atelier et l’outillage.

Souvent, leur prédécesseur se met dans un coin de la pièce et les observe du coin de l’œil en s’occupant les mains. Il donne son avis, propose des idées. Et son nom attire toujours des clients.

« Je ne gère plus rien icitte », explique Daniel St-Pierre en levant les mains au ciel. « L’élève a dépassé le maître. »

L’élève, c’est d’abord et avant tout M. Morin, qui travaille à l’atelier depuis 2007.

Souvent, Daniel me dit que s’il avait commencé à mon âge à faire des chaloupes, aujourd’hui il serait tellement un bon charpentier de marine. Mais des fois que je me pose la question : s’il avait commencé à mon âge, serait-il encore capable d’en faire ?

Pier-Luc Morin

« C’est ce qui me chicote, la santé, continue le trentenaire. Il y a plein de choses inoffensives qui, à la longue, ont un impact. On travaille toujours dans la poussière. »

Daniel St-Pierre n’en peut plus. Pier-Luc Morin va continuer. « Tant que je vais pouvoir », promet-il.