Le gouvernement Legault entend créer une nouvelle agence dont le mandat sera de gérer les grands projets routiers et de transport collectif. Une idée à l’image de Santé Québec, mais à laquelle la Coalition avenir Québec s’opposait dans le passé. La hausse des coûts, la multiplication des délais et des problèmes de gouvernance le poussent à donner un coup de barre.

(Québec) Une agence comme contremaître

Un autre changement majeur dans la gouvernance de l’État se dessine à Québec. Le gouvernement Legault entend transférer une partie des responsabilités du ministère des Transports à une nouvelle agence afin de mieux gérer les projets d’infrastructure, a appris La Presse.

Cette agence sera responsable de réaliser les grands projets d’infrastructures routières et de transport collectif. Le Ministère conservera son rôle de planification et de définition des orientations en la matière.

Cette réforme rappelle ce que le gouvernement est en train de faire avec le ministère de la Santé. Au nom d’une plus grande efficacité, il confiera à une nouvelle agence, Santé Québec, la responsabilité de coordonner les opérations du système de santé.

Le nouveau chantier lancé par les caquistes est lui aussi important. Il concerne une énorme machine : le ministère des Transports compte environ 8000 employés et il est le plus gros donneur d’ouvrage au Québec.

Les travaux en vue de la création d’une nouvelle agence ont commencé lors du premier mandat. Ils sont maintenant très avancés. Aucune date n’a été encerclée au calendrier pour le dépôt d’un projet de loi par la ministre des Transports, Geneviève Guilbault. Mais le texte législatif devrait être présenté à l’automne, prévoit-on.

Routes en déroute

La réforme de la gouvernance survient après l’abandon du troisième lien Québec-Lévis, un projet qui reposait sur une promesse électorale caquiste et qui a été géré dans la controverse. L’affaire a plongé le gouvernement Legault dans l’embarras. Notons que la création d’une agence en matière de transport, une idée qui revient de temps à autre depuis 20 ans (voir plus bas), est souvent présentée comme un moyen de « dépolitiser » la gestion des travaux routiers.

L’initiative du gouvernement tombe également au moment où les constats se multiplient au sujet de la sous-estimation des coûts des travaux et de la hausse exponentielle de la facture des projets majeurs.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Des bâtiments seront démolis pour permettre la construction de nouvelles stations de la ligne bleue du métro de Montréal.

On n’a qu’à penser au prolongement de la ligne bleue du métro de Montréal, dont le budget est passé de 4,5 à 6,4 milliards en quatre ans.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Le pont de l’Île-aux-Tourtes, qui relie Montréal à Vaudreuil-Dorion

Ou encore, toujours dans la métropole, à la reconstruction du pont de l’Île-aux-Tourtes, dont la facture estimée a explosé de 65 % en quelques mois à peine pour atteindre 2,3 milliards. C’est avant même la première pelletée de terre dans les deux cas.

En plus de la surchauffe dans l’industrie de la construction, de la pénurie de main-d’œuvre spécialisée et de l’inflation, des problèmes dans la gouvernance et la gestion des grands projets sont souvent relevés.

Il y a eu cafouillage dans le dossier du pont Pierre-Laporte à Québec, dont les suspentes doivent être remplacées beaucoup plus rapidement que prévu. Le gouvernement n’avait pas été informé d’un rapport préoccupant d’ingénieurs au sujet de leur état.

De mauvaises surprises sont également apparues dans la réfection majeure du tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine. La structure s’est révélée plus détériorée que prévu et la facture anticipée a augmenté de près de 1 milliard de dollars, pour un total de 2,5 milliards.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Jour 1 de la fermeture partielle du pont-tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine pour réfection majeure, le 31 octobre 2022

Pendant ce temps, on assiste à une augmentation constante du déficit d’entretien du réseau routier malgré les sommes investies chaque année. Selon le Conseil du trésor, 44 % des routes et autres structures sont en mauvais ou très mauvais état. Il y a un gros problème financier en toile de fond (voir capsules).

Réduire les coûts et les délais

Québec fait le pari qu’une agence permettra de mieux gérer la réalisation des grands projets en matière de coûts, mais aussi de délais. Il veut éviter les retards, souvent coûteux, dans la conception et la réalisation des travaux d’infrastructure en général.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

La station Contrecœur du REM de l’Est devrait se trouver à l’intersection de la rue du même nom et de la rue Sherbrooke Est.

La nouvelle agence devrait hériter du dossier du REM de l’Est. Un comité de l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM) a recommandé cet été un tracé 100 % souterrain, avec des prolongements à Rivière-des-Prairies, Laval et Charlemagne, au coût de 36 milliards de dollars. « Ça n’a pas de bon sens », a réagi le premier ministre François Legault, critiquant le travail de l’ARTM. Cette dernière, chargée de chapeauter le développement du transport collectif dans le Grand Montréal, n’en est pas à son premier conflit avec le gouvernement, insatisfait de sa planification des projets.

Les villes pourraient confier la gestion de leurs projets majeurs à la nouvelle agence. Le transport collectif est en plein développement : il y a un projet de tramway en cours à Québec et un autre en gestation à Gatineau, par exemple. La Caisse de dépôt et placement, devenue un nouvel acteur dans la gouvernance du transport collectif avec l’avènement du Réseau express métropolitain (REM), a toujours dans ses cartons un prolongement de son réseau à Longueuil.

Comme une agence n’est pas soumise à la Loi sur la fonction publique, il y a plus de souplesse pour l’embauche et la rémunération des employés et des dirigeants. C’est un atout qui n’échappe pas au gouvernement Legault.

Il pourrait offrir des salaires concurrentiels par rapport au privé, par exemple pour attirer des ingénieurs. Québec cherche d’ailleurs depuis des années à renforcer l’expertise interne au Ministère, un enjeu lancinant.

On le voit avec Santé Québec : le gouvernement Legault veut recruter des « top guns » du privé pour la diriger, faisant miroiter des offres salariales qui sortent du cadre standard de rémunération du secteur public. On peut s’attendre à une stratégie semblable pour la future agence des transports.

Enjeux multiples au MTQ

Un déficit inquiétant

En hausse de 1,5 milliard par année en moyenne depuis cinq ans, le « déficit de maintien d’actifs » dépasse maintenant les 20 milliards de dollars. Cela représente la somme qu’il faudrait dépenser pour remettre à niveau le réseau routier. Quelque 44 % des routes et autres structures sont en mauvais ou très mauvais état, selon le Conseil du trésor. On peine à améliorer la situation depuis des années.

« Chroniquement insuffisant »

Dans un rapport daté du 22 décembre, un comité d’experts indépendants, formé dans la foulée de la commission Charbonneau et mandaté par le ministère des Transports, soutient que « les budgets de maintien d’actifs alloués au ministère demeurent nettement insuffisants pour arrêter la dégradation des actifs du réseau routier ». Et le volume de travaux prévu dans les prochaines années est « chroniquement insuffisant » pour renverser la tendance. Il observe que « le réseau routier demeure systématiquement défavorisé » par rapport aux autres secteurs dans l’allocation des budgets de maintien des actifs de l’État.

Nouveaux projets favorisés

Ce n’est pas tout : les augmentations de budget allouées par le gouvernement au réseau routier ont tendance à « favoriser les bonifications », la construction de nouveaux projets, « plutôt que les travaux d’entretien » des infrastructures actuelles. « Les pénuries de main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, la résurgence de l’inflation et l’annonce d’importants projets pour de nouvelles infrastructures vont accentuer la compétition pour les ressources limitées disponibles », soulève le comité d’experts.

Un problème financier

Un gros problème financier se trouve en toile de fond dans le secteur des transports. La caisse finançant le réseau routier et le transport collectif (le Fonds des réseaux de transport terrestre, FORT) est déficitaire : ses dépenses grimpent en flèche, notamment à cause de l’inflation, alors que ses revenus, qui proviennent de la taxe sur l’essence et des droits sur l’immatriculation, entre autres, stagnent. Québec est forcé de trouver de nouvelles sources de financement – une taxe sur la masse salariale des entreprises a été évoquée par la ministre Geneviève Guilbault elle-même lors d’une récente mission en France, où cette mesure existe.

Sécurité routière : une loi pour serrer la vis

Geneviève Guilbault a d’autres fers au feu : elle présentera la semaine prochaine son plan pour améliorer la sécurité routière, notamment dans les zones scolaires. Le bilan des morts et des blessés sur la route s’est alourdi en 2022 et s’est assombri encore cet été. La ministre réformera le Code de la sécurité routière, une première en 15 ans, afin d’augmenter les sanctions – les amendes comme les points d’inaptitude. Il paraît acquis que des radars photo s’ajouteront. La mairesse de Montréal, Valérie Plante, réclame au moins 60 nouveaux appareils sur son territoire, six fois plus qu’à l’heure actuelle.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Sylvain Gaudreault, en septembre 2013, alors qu’il était ministre des Transports du Québec dans le gouvernement de Pauline Marois

La CAQ change son fusil d’épaule

Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement veut réformer le ministère des Transports et créer une agence. Le gouvernement Marois avait tenté le coup… mais la Coalition avenir Québec (CAQ) s’était opposée à son projet. Elle s’en inspire aujourd’hui.

Il y a dix ans, le ministre des Transports, Sylvain Gaudreault, avait déposé un projet de loi visant à créer l’Agence des infrastructures de transport du Québec. Une nouvelle mouture de ce projet de loi a été présentée par le Parti québécois il y a deux ans, une initiative passée sous le radar.

Le gouvernement Marois voulait transférer 90 % des employés du Ministère dans cette agence, gérée par un PDG et un conseil d’administration. Les caquistes n’iraient pas nécessairement aussi loin. Son agence s’occupera des grands projets à coup sûr, mais des débats restent à faire sur un élargissement de son mandat.

Avec son projet de loi, Sylvain Gaudreault voulait confier à l’agence le mandat de gérer tout le réseau routier et de réaliser tous les projets d’infrastructure, « de l’appel d’offres à la coupure du ruban ». Le Ministère serait limité à « développer une vision des transports », avoir « un rôle de planification » et choisir « les projets de développement » du réseau.

La création de cette agence faisait partie d’une « stratégie de lutte pour l’intégrité ». « J’ai décidé qu’il était terminé, le temps où l’on misait […] sur des bouts de route pour gagner des élections ! », lançait Sylvain Gaudreault.

« L’Agence vise quatre objectifs : contrôler plus efficacement le coût des projets routiers, renforcer l’expertise de l’État québécois, éloigner l’influence politique de la réalisation des travaux, et la décentralisation », expliquait-il.

Le projet de loi n’avait jamais été étudié à l’époque ; le gouvernement minoritaire de Pauline Marois n’avait pas l’appui nécessaire de l’opposition.

« On est contre l’Agence des transports », disait le chef caquiste François Legault à l’époque. Il a de toute évidence changé son fusil d’épaule depuis.

C’est un peu une façon, pour le Parti québécois, de se laver les mains puis de donner la responsabilité à quelqu’un d’autre. Ils ont tellement peur de l’ingérence politique qu’ils [donnent] la responsabilité à quelqu’un d’indépendant. Mais, en faisant ça, ils perdent le contrôle. […] Ce n’est pas une bonne idée.

François Legault, dans la foulée de la proposition de Sylvain Gaudreault de créer l’Agence des infrastructures de transport du Québec

Éric Caire, aujourd’hui ministre, affirmait que ce serait un nid de « favoritisme » et « une instance qu’on éloigne du contrôle parlementaire ». « Il y a une perte au niveau de la reddition de comptes et de la transparence », ajoutait l’élu.

Député caquiste à l’époque, Jacques Duchesneau avait décrié l’initiative péquiste, qu’il considérait comme un « non-sens ». Cet ancien patron de l’Unité anticollusion avait produit un rapport dévastateur sur le ministère des Transports avant de se lancer en politique. Il plaidait que son rapport visait à rehausser l’expertise au sein du Ministère et à réduire sa dépendance à des firmes privées, non à créer une agence. « On est incapables de prendre des décisions dans ce parti-là alors on va donner ça à une agence qui a son propre conseil d’administration. Puis quand il va y avoir des dérapages, on va dire qu’on ne le savait pas. C’est d’un ridicule consommé », concluait-il.

« Calculs électoraux »

Le Parti québécois a relancé récemment l’idée de créer une agence.

En 2021, en marge du dépôt d’une nouvelle mouture du projet de loi de Sylvain Gaudreault, le chef péquiste, Paul St-Pierre Plamondon, soutenait qu’il était temps que « l’intérêt public » prime « les intérêts partisans du gouvernement au pouvoir » et les « calculs électoraux ». Il faisait allusion au troisième lien de la CAQ.

« Ça fait plusieurs décennies qu’au Québec, ministère des Transports, projets de transport riment avec corruption, collusion et patronage, ajoutait-il. La solution pour sortir de ça une fois pour toutes, pour vraiment être dans le changement, la solution pour ne pas dilapider des fonds publics, c’est d’avoir une agence qui, de manière indépendante et sur la base d’études, d’expertises, arrive avec des recommandations sur c’est quoi, les projets les plus prioritaires, mais aussi les projets les plus utiles pour la population. »

Le gouvernement Charest aussi

Avant le Parti québécois, le gouvernement Charest avait lui aussi déposé un projet de loi pour créer une agence, spécialisée dans les ponts et les viaducs : l’Agence de gestion des structures routières du Québec. C’était en 2007, en réponse au rapport de la commission Johnson sur l’effondrement du pont de la Concorde, à Laval, survenu un an plus tôt. La tragédie avait fait cinq morts et six blessés.

Pierre Marc Johnson s’était exprimé en faveur de la création de cette agence. Son rapport relevait bien des problèmes de « culture interne » au Ministère et ouvrait la porte à la création d’un nouvel organisme. Il recommandait un vaste chantier de remise en état des viaducs et des ponts.

« Quelle que soit l’orientation retenue par le gouvernement (gestion par le ministère des Transports, par un organisme à créer – tel une société parapublique ou une agence – avec ou sans participation du secteur privé, y compris sous le modèle des partenariats public-privé), l’ampleur de ce programme commande qu’il soit géré comme un grand projet, en faisant appel aux meilleures pratiques connues en matière de gouvernance et de gestion de projets, plutôt que d’être soumis aux contraintes usuelles de la gestion courante des programmes gouvernementaux », peut-on lire dans son rapport.

Or, le projet de loi de 2007 avait été bloqué, car le gouvernement libéral était minoritaire. Une fois redevenu majoritaire, le gouvernement Charest avait décidé d’abandonner cette réforme.