Il flotte un parfum de fin de règne à Ottawa.

D’un côté de l’arène politique, les conservateurs de Pierre Polievre, en avance d’un gros 15 points dans les sondages, font leurs choux gras des déboires d’ArriveCAN qui montrent à quel point la fonction publique a perdu le contrôle de la gestion des systèmes informatiques.

De l’autre côté, les néo-démocrates de Jagmeet Singh menacent de déchirer leur entente d’appui au gouvernement minoritaire de Justin Trudeau si les libéraux ne déposent pas comme promis un projet de loi jetant les bases d’un régime national d’assurance médicaments avant le 1er mars.

Mais ce projet paraît plus risqué que jamais. Si on a eu du mal à livrer une application à 60 millions de dollars pour contrôler l’information des voyageurs durant la pandémie, imaginez dans quel délire bureaucratique on pourrait se retrouver avec la création d’un système autrement complexe.

La fenêtre de négociation semble bien mince pour accoucher d’un projet de loi d’ici au 1er mars, d’autant que le Parlement ne siège pas la semaine prochaine. Mais cela ne veut pas dire que les électeurs seront appelés aux urnes sous peu.

Le NPD ne peut pas provoquer à lui seul la chute du gouvernement. Il faudrait que les trois partis de l’opposition se liguent contre les libéraux pour forcer la tenue d’élections.

Reste que les néo-démocrates jouent un jeu dangereux en levant le ton. En déchirant leur entente, ils feraient monter d’un cran les probabilités d’un accident de parcours qui ferait dérailler le gouvernement.

Mais Jagmeet Singh est lui-même coincé : ses militants lui mettent la pression pour qu’il obtienne des gains marquants, comme d’autres chefs néo-démocrates avant lui. Dans les années 1960, c’est Tommy Douglas qui a poussé le gouvernement minoritaire de Lester B. Pearson à créer l’assurance maladie, le Régime de pensions et d’autres mesures qui forment le socle du Canada moderne.

Sauf que le NPD doit se rendre à l’évidence. On n’est plus dans les années 1960. Et Jagmeet Singh a une force de négociation limitée.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le chef du NPD, Jagmeet Singh, mercredi dernier

En déchirant l’entente avec les libéraux, le NPD se condamnerait à partager la balance du pouvoir avec le Bloc québécois. Ultimement, cela risquerait de précipiter des élections qui pourraient mener vers un gouvernement conservateur majoritaire.

Avec les clés du Parlement, Pierre Poilievre pourrait faire une croix sur des acquis chers aux néo-démocrates.

Est-ce bien ce qu’ils veulent ?

N’y a-t-il pas un compromis qui permettrait de faire passer la pilule ?

On s’entend sur le fait que tous les Canadiens devraient avoir accès aux médicaments dont ils ont besoin sans mettre leur santé financière en péril. Actuellement, 2 % des Canadiens ne sont pas assurés et 10 % ne le sont pas suffisamment.

Cette semaine, le NPD s’est montré ouvert à une approche par étapes qui permettrait de couvrir gratuitement les produits contraceptifs et les traitements contre le diabète, pour commencer. Mais pourquoi ces deux catégories et pas d’autres ?

Si on veut absolument étatiser un pan de l’industrie, il serait plus utile de centraliser la couverture des médicaments d’exception, pour répartir sur l’ensemble des Canadiens leurs coûts astronomiques qui font craquer les régimes privés (les traitements à un demi-million par patient ne sont plus si rares).

Ce serait une belle avancée dont le NPD pourrait être fier.

Pour le reste, inutile de virer à l’envers l’écosystème actuel.

Au lieu de créer de toutes pièces un nouveau régime à payeur unique, Ottawa pourrait simplement rendre l’assurance médicaments obligatoire pour tous, comme c’est déjà le cas au Québec, en prévoyant des conditions uniformes qui permettraient aux moins nantis de ne pas être étouffés par les sommes à payer1.

Mais le NPD, appuyé par les syndicats, tient à ce que les médicaments soient 100 % gratuits. Et à ce que le système soit géré à 100 % par le public. Exit les assureurs privés qui couvrent environ la moitié de la population au Québec.

Cela pose toutes sortes d’enjeux.

Financier : la facture additionnelle d’un régime national pourrait coûter au public 13,4 milliards de dollars annuellement, selon le Directeur parlementaire du budget. Même si Ottawa s’engageait à dédommager les provinces, qui auraient la responsabilité de développer le système, celles-ci auraient raison d’être réticentes à prendre le fardeau sur leurs épaules, sachant trop bien qu’à long terme, le financement fédéral pourrait fondre. Elles se sont déjà fait faire le coup avec l’assurance maladie.

Constitutionnel : la santé est de compétence provinciale, ne l’oublions pas. Et on n’a pas besoin d’une autre querelle fédérale-provinciale. Déjà que Québec refuse de signer l’entente sur les transferts en santé parce qu’Ottawa s’obstine à vouloir lui imposer ses conditions2.

Informatique : les partisans d’un régime national plaident que la centralisation permettrait de dégager des économies. Ah oui ? C’est ce que disait le gouvernement Harper quand il a lancé le système de gestion de la paie Phénix. Non seulement les économies de 70 millions n’ont jamais été réalisées, mais huit ans plus tard, on a englouti des milliards dans un système informatique qui a causé des torts incroyables aux fonctionnaires.

Si le passé est garant de l’avenir, il ne faut pas sous-estimer les effets secondaires d’une nationalisation de l’assurance médicaments.

1. Lisez l’éditorial « Une assurance médicaments nationale pour Noël ? Pas besoin ! » 2. Lisez l’éditorial « Transferts en santé : de quoi Ottawa se mêle-t-il ? »